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conciliateur justice (20 05 2008)

Un saint en enfer

 

Article de Mme Pascale Robert-Diard  lu le 19 mai 2008 sur le site du Monde (cliquer pour accéder à l'article original sur le site du Monde)

http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/05/19/a-paris-un-saint-en-enfer_1046799_3224.html#ens_id=628859

 

 

Qui n'a jamais eu la tête vrillée par le crissement des chaises sur le parquet du voisin du dessus, le repos conjugal troublé par les nuits tumultueuses de celui d'en dessous, les nerfs mis en pelote par les cris des enfants de ceux d'à côté ; qui ignore les prises de bec téléphoniques avec un conseiller basé à l'autre bout du monde sur les défaillances d'une ligne Internet ou un abonnement au câble ; qui n'a pas vu rouge une fois dans sa vie pour des travaux défectueux ou une caution à récupérer... tous ceux là sont invités à changer de page. Statistiquement, il doit encore rester pas mal de monde. Eux savent. L'agacement lancinant qui se mue en obsession. La civilité en grossièreté. La patience en rage. L'amour de son prochain en haine ordinaire.

 

 

Tous ces petits tracas de la vie quotidienne se déversent sur le bureau de Georges Blanda. Il n'est ni psychologue, ni médecin, ni juge, il est un peu tout cela à la fois. Georges Blanda est conciliateur de justice. Une sorte de saint en enfer. Il s'intéresse, lui, à ce que même nos plus proches amis se sont lassés d'écouter. Il prend très au sérieux nos encombrantes futilités. Il croit en la raison quand elle nous a quitté. Et tout cela bénévolement.

 

Ils sont 1 800 à travers le pays à tenter ainsi de convaincre les pires ennemis de faire la paix sans passer par la case procès. Ancien cadre commercial licencié à 50 ans de son entreprise pour raisons économiques, Georges Blanda a aujourd'hui quinze ans d'expérience dans le petit tracas. Et il a l'air d'aimer ça. Au moins deux fois par semaine : le lundi, au tribunal d'instance de la mairie du 18e arrondissement de Paris, où il prend les dossiers que la juge lui confie afin d'essayer de trouver une solution non contentieuse et le vendredi, à la mairie du 12e, où il assure une permanence pour ceux qui désirent le saisir directement de leurs problèmes.

 

Ce vendredi-là, comme souvent, la salle d'attente était pleine lorsqu'il a rejoint le petit bureau que la mairie met à sa disposition. A peine avait-il accroché son manteau qu'une dame s'est présentée. Le visage sévère, elle avance vers lui, une enveloppe à la main. "J'ai les chèques", lui annonce-t-elle. "Eh bien, c'est pas si mal tout ça. Vous voyez qu'on y est arrivé !" Un haussement d'épaules lui répond. "Oui, enfin, l'autre s'en sort bien, vous savez." L'"autre" était, il y a peu, une dame très bien à laquelle l'interlocutrice de M. Blanda a vendu son appartement. Elle lui avait aussi cédé les paires de rideaux sur mesure du salon "avec embrasses et boules en laiton". Moyennant 500 euros, affirmait la vendeuse qui, à son grand dam, n'en avait reçu que 100 de l'acquéreuse.

 

Les relations s'étaient envenimées à un point tel que la première menaçait la seconde de la poursuivre en justice. Et voilà comment Georges Blanda s'était retrouvé chargé de la périlleuse mission de ramener à la raison deux femmes prêtes à s'arracher les yeux pour quelques mètres de tissu. Trois rendez-vous et quatre coups de téléphone plus tard, il avait obtenu un accord à 350 euros. "Vous me signez un petit papier comme quoi vous avez bien reçu l'argent et on n'en parle plus." La dame signe.

 

Tracas suivant. Deux femmes, encore. La première vit en dessous de la seconde et, depuis des mois, elles ne se parlent plus qu'à coups de balai au plafond et insultes. Après les plaintes au syndic, les mains courantes déposées au commissariat du quartier et des nuits sans sommeil de part et d'autre, la voisine du dessous a saisi le conciliateur de justice qui a convoqué celle du dessus. A chacune, il demande d'exposer sa version en les priant de ne pas s'interrompre mutuellement.

 

"GENTILLESSE"

 

Mission impossible. Elles explosent. "Menteuse ! - Malhonnête ! - J'ai le droit de vivre comme je veux ! - Et moi, celui d'être tranquille !" Patiemment, M. Blanda intervient : "Vous êtes condamnées à vivre ensemble ; il faut que vous cessiez de vous agresser. La meilleure solution, c'est la discussion. - Avec madame, c'est impossible ! siffle celle du dessus. - Elle hurle tout le temps !, se plaint l'autre. Et sa fille est comme elle ! - Ma fille, au moins, elle n'est pas comme votre fils qui, à 30 ans, vit encore avec vous !" On redoute l'instant où elles vont se sauter dessus.

 

Georges Blanda, lui, ne s'émeut pas. Il a l'habitude. Suggère la pose de tapis, leur propose de se déplacer sur place pour constater les problèmes d'insonorisation. Elles acquiescent, du bout des lèvres. Promettent de faire des efforts mais repartent sans se saluer. Il soupire : "Celles là, il va me falloir plusieurs rendez-vous pour les concilier..."

 

La vieille dame qui attend son tour est familière. M. Blanda a déjà pu la sortir d'un conflit sans fin avec un opérateur de télévision. Elle en a changé. "Maintenant, j'ai un nouveau problème." Pour la télévision, c'est bon, explique-t-elle, mais depuis dix jours, elle n'a plus de téléphone. "Je leur cours après, mais pas moyen de les faire revenir. C'est qu'à mon âge, ça me travaille, cette histoire-là." Du coup, elle a fait bloquer le prélèvement automatique. Confronté chaque semaine à ces micro-drames d'un nouveau genre, Georges Blanda a fini par obtenir de chacun des opérateurs (téléphone, Internet, câble) la ligne directe d'un correspondant avec lequel il peut traiter les difficultés qu'on lui soumet. Il appelle et reçoit de son interlocuteur un engagement à intervenir "sous huitaine" et sans mesure de rétorsion financière si la dame rétablit son autorisation de paiement. "Vous avez entendu, madame ?" Elle repart, soulagée.

 

On le retrouve un lundi, au tribunal d'instance du 18e arrondissement. Deux cas l'attendent, sur délégation du juge. Des travaux contestés, des factures impayées, des propriétaires furieux et des artisans à bout. A chaque fois, il écoute le récit détaillé du plafond en plâtre gondolé de l'un, les problèmes de dégorgement d'eau dans le bidet de l'autre, la défense outrée du plombier, puis celle du plâtrier. "Si vous pouviez éviter chacun de jouer aux petits coqs, ce serait mieux", observe-t-il. Calmement, il avance. Evoque le coût d'une procédure, les frais d'avocat, les frais d'expertise, les délais de jugement. "Je vous propose une solution négociée, plutôt qu'une solution imposée. Au début, ça demande plus d'efforts mais à la fin, vous verrez, vous serez content." L'un accepte et moyennant un rabais, repart avec ses chèques. L'autre conciliation échoue. Georges Blanda est déçu. "Encore un qui va se gâcher la vie pour pas grand-chose...", soupire-t-il.

 

On lui demande pourquoi il aime tant ça. Il se lève et sort d'une armoire un classeur épais, bourré de petits mots. "Un bonjour de Bretagne, avec mes remerciements pour tout ce que vous avez fait", "Bonne et heureuse année à vous. Nos voisins ont compris et font moins de bruit." "Cher Monsieur, je suis passée pour un problème de mélangeur. Grâce à vous, tout a été réparé." "Merci pour votre gentillesse." Il sourit. "Ça vaut le coup, non ?"

 

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