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Grippe espagnole : réalités (12 03 2020)

Nous vous proposons aujourd’hui cette note rétrospective publiée le 27 février 2020 sur le site Vie-publique (cliquer ici pour accéder au site Vie-publique)

 

https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/273617-cetait-en-1918-lepidemie-de-grippe-espagnole#xtor=EPR-696.html

 

C'était en 1918... l'épidémie de grippe espagnole

À la suite de l'émergence d'une épidémie de coronavirus depuis janvier 2020, il est souvent fait référence aux épidémies du passé, notamment à la grippe espagnole, pour tenter d'évaluer si de telles catastrophes sont aujourd'hui envisageables. Dans ce contexte, un article de Cahiers français sur les circonstances de la grippe espagnole.

Par  Guillaume Lachenal - Maître de conférences en histoire des sciences

Publié le 27 février 2020 à 17h54

C'est le scénario qui fait frémir les autorités sanitaires des pays du monde entier. Un virus inconnu parcourt la planète en quelques semaines. Malgré les meilleurs outils de laboratoire, impossible d’identifier l’agent pathogène. Les médecins ne comprennent pas son mode de transmission et s’opposent entre eux sur les mesures à apporter. Les traitements qu’ils proposent ne font guère mieux que soulager les symptômes. Fièvre, toux, douleurs. Pour les cas les plus graves, les poumons s’infectent, la respiration devient difficile, le visage bleu. Au niveau mondial, les décès se comptent en dizaine de millions. Un tel scénario est-il possible ? La réponse est oui : il a déjà eu lieu, lors de l’épidémie de grippe dite "espagnole" de 1918-1919. Faut-il se préparer à ce qu’il se répète ? Oui, disent la plupart des biologistes et des experts internationaux en sécurité sanitaire. Pour les historiens, la réponse est plus nuancée.

Les ravages de la grippe espagnole

Que s’est-il produit ? Le bilan de la pandémie de grippe de 1918-1919 se passe de commentaires : entre 20 et 50 millions de morts (selon les estimations), soit entre 2 et 5% de la population mondiale. Un tiers environ des êtres humains furent infectés par le virus, la mortalité variant selon les lieux et les moments de l’épidémie, atteignant plus de 20% – une véritable hécatombe – dans les îles Samoa occidentales. La maladie se déclare brutalement et provoque des complications respiratoires responsables des décès ; les jeunes adultes sont particulièrement atteints.

En France, l’épidémie est repérée au printemps de 1918, dans des contingents de la 3e armée, près de Compiègne. Relativement bénigne pour les personnes touchées, une première vague se propage à travers tout le pays, puis l’épidémie semble sur le recul. Mais une deuxième vague frappe avec une violence surprenante à partir d’août 1918, et une mortalité exceptionnellement élevée ; elle connaît son pic en octobre. En 1919, une troisième vague accompagne la démobilisation.

Au plus fort de l’épidémie, à l’automne 1918, la réponse médicale est complètement inadaptée : manque de lits, de médicaments et surtout de personnel, les médecins, infirmiers et infirmières – qui comptent aussi parmi les premières victimes de la maladie – étant massivement mobilisés sur le front. Les autorités militaires agissent à l’aveuglette, laissant des malades en permission diffuser la grippe dans tout le pays, tout en faisant au mieux pour recenser les cas, grâce à une bureaucratie minutieuse et discrète – censure oblige.

Côté scientifique, les experts hésitent, invoquent la présence d’un bacille ou celle d’un agent pathogène "ultramicroscopique", transmis par la toux à courte distance, sans pouvoir l’identifier. Désorganisation et ignorance se retrouvent dans le camp des Alliés comme dans celui des Allemands, et certains historiens écriront que l’épidémie a accéléré la sortie du conflit.

Mondiale comme la guerre, la grippe de 1918-1919 n’a d’ailleurs d’espagnol que son nom : l’Espagne, pays neutre, a été l’un des rares États où la maladie a fait l’objet d’un débat public, l’absence de censure laissant croire que l’épidémie y était plus intense qu’ailleurs. Le virus lui-même ne sera identifié que dans les années 1930.

 

Et demain ?

Projetée dans le futur, l’épidémie de 1918-1919 est devenue le scénario catastrophe préféré des experts en "biosécurité". Les autorités sanitaires internationales ont fait de la préparation aux pandémies leur nouvelle priorité, suite à la panique qui a accompagné la diffusion du virus du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) en 2003. Parti de Chine, ce virus jusqu'alors inconnu a touché plus de 7 000 personnes, dans près d’une trentaine de pays, avec une mortalité extrêmement élevée, approchant les 10%.

Selon cette vision sécuritaire, le seul moyen de se préparer à des menaces catastrophiques, par nature impossibles à prévoir et à caractériser, consiste à envisager des scénarios qui servent de base à des plans de réponse et à des exercices grandeur nature. C’est ainsi que le passé peut servir d’inspiration et la grippe de 1918-1919, de catastrophe de référence – une manière de penser l’impensable. En 2005, en pleine pandémie de grippe aviaire (avec quelques centaines de cas transmis des oiseaux aux humains), l’OMS (Organisation mondiale de la santé) annonçait craindre, si un tel virus s’adaptait à une transmission interhumaine, plusieurs dizaines de millions de morts, "comme en 1918". Mais au-delà des mots qui génèrent la peur, que penser de ces comparaisons historiques ?

Sur le plan biologique, rien n’interdit l’analogie. On sait aujourd'hui, grâce aux corps de victimes de l’époque exhumés des sols glacés de l’Arctique, que le virus de 1918 est un virus grippal "classique", bien que très virulent, de type H1N1. Il n’existe qu’une différence de degré, et non de nature, entre la grippe espagnole et les autres pandémies de grippe. Mais les chiffres désastreux de 1918-1919 doivent aussi beaucoup à des facteurs indépendants du virus lui-même : sa diffusion à l’échelle du Globe fut dramatiquement accélérée par les mouvements de troupes liés à la guerre ; les décès furent largement dus à des surinfections bactériennes des poumons qu’un service de réanimation saurait aujourd'hui bien prendre en charge – les antibiotiques, rappelons-le, n’existaient pas encore. Et l’interaction avec des maladies très présentes à l’époque, comme la tuberculose, a sans doute pesé dans la balance.

Les chiffres chocs et le cliché d’une maladie qui a tué au moins "autant que la guerre" (environ 20 millions de morts) occultent par ailleurs des disparités très fortes, entre différentes régions du monde mais aussi selon des lignes de fracture sociale et raciale – la France étant finalement "peu" touchée, avec 240 000 morts de la grippe face aux 1,4 million de soldats tués. La leçon de la grippe est sans doute politique. Elle suggère qu’il existe de mauvaises manières de se préparer : l’épidémie de grippe H1N1 de 2009 l’a démontré, les divers gouvernements oscillant entre désinvolture, timidité face à l’industrie pharmaceutique et sur-réaction anxieuse, alors même que les "plans de préparation" étaient censés être parfaitement au point. Il apparaît que la meilleure protection reste en définitive un système de santé efficace, généraliste et accessible aux populations les plus vulnérables, comme l’a démontré l’épidémie de maladie à virus Ebola qui a sévi en Afrique de l’Ouest en 2014-2015.

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