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Les maires et la santé publique : des moyens d'action aussi variés qu'essentiels
Publié le 24 octobre 2025
Par : Igor Martinache - maître de conférences à l'Université Paris-Nanterre, chercheur à l'Institut des sciences sociales du politique (UMR 7220)
Créer et financer des centres de santé, attirer des soignants libéraux, défendre des structures de soins… Les interventions des municipalités en matière de santé sont variées. Elles dépassent largement celles d'une "police sanitaire", c'est-à-dire la prévention des épidémies et des infections. Quels enjeux et quels défis ?
Sommaire
- Les débuts : de l'hygiénisme à la santé environnementale
- Les maires : des missions facultatives de plus en plus essentielles
- Les communes, un levier de décloisonnement et de transformation du système de santé
- Les défis : réussir et gérer cohérence et concurrence entre communes
Le scrutin municipal en France de 2020 a été frappé de plein fouet par le déclenchement de la pandémie de Covid-19. Les mairies ont dû tout d'abord en toute urgence prendre une série de mesures pour organiser le 1er tour de l'élection en évitant de faire des bureaux de vote des foyers de contamination à la veille du confinement. Puis, au cours de celui-ci, elles ont été constamment mobilisées, pour garantir, et parfois adapter, le respect des mesures sanitaires exceptionnelles sur leur territoire, assurer la distribution de masques à leurs administrés, ainsi que l'organisation de dispositifs de solidarité de proximité (collecte et distribution de denrées alimentaires et non alimentaires, dispositifs d'alerte pour les personnes isolées, etc.), tout en assurant la continuité de la démocratie locale et la sécurité des employés municipaux.
En somme, une crise mondiale a eu pour effet paradoxal de replacer ces collectivités locales sur le devant de la scène en matière sanitaire. Elle a mis en évidence les tensions et limites d'un système de santé dual, reposant sur un pilier étatique, dont le bras armé est constitué par les centres hospitalo-universitaires créés par l'ordonnance du 30 décembre 1958, et un pilier libéral, incarné par des soignants ambulatoires auxquels est reconnue notamment la liberté d'installation. Une des premières problématiques réside sans conteste dans la répartition inégale de l'offre de soins et l'expansion continue de ce qu'il est convenu d'appeler des "déserts médicaux".
Les débuts : de l'hygiénisme à la santé environnementale
Entre les deux piliers, étatique et libéral, les collectivités territoriales se retrouvent dans une situation paradoxale. En dépit du processus de décentralisation, la santé, et plus particulièrement l'offre de soins, occupe une place très marginale dans leurs compétences spécifiques. Tout au plus ont-elles la possibilité de mettre en œuvre certaines actions de manière facultative. Pourtant, comme le rappelle notamment l'historienne Sabine Barles ("Les villes transformées par la santé, XVIIIe-XXe siècles", Les Tribunes de la santé, n° 33, 2011/4), le développement des villes françaises est très étroitement lié aux enjeux sanitaires à travers l'influence des doctrines néohippocratiques puis hygiéniques aux XVIIIe et XIXe siècles. C'est ainsi que la loi du 15 février 1902 rend les maires responsables des "conditions sanitaires de la commune" et dispose que ceux-ci sont "tenu[s], afin de protéger la santé publique, de déterminer, après avis du conseil municipal […], les précautions à prendre […] pour prévenir ou faire cesser les maladies transmissibles".
C'est donc d'abord un rôle de prévention des épidémies et infections qui incombe alors aux maires. Cela semble encore le cas près d'un siècle et quart plus tard, puisque figurent parmi leurs missions l'organisation et le financement d'un service communal d'hygiène et de santé (article L1422 code de la santé publique), à qui revient notamment la désinfection, la lutte contre les nuisibles, l'organisation des campagnes de vaccination gratuite, et la garantie de la salubrité des habitations et de l'espace public. La responsabilité d'assurer l'alimentation en eau potable, le traitement des eaux usées et des déchets répond à la même mission, à laquelle on peut par ailleurs ajouter un devoir d'alerte et de veille sanitaire qui oblige les maires à signaler sans délai toute menace imminente pour la santé de la population. Il est intéressant de noter que ces missions apparemment anciennes, par leur élargissement progressif, s'inscrivent dans le paradigme nouveau dit de la "santé environnementale".
Celui-ci consiste à étudier, surveiller et agir sur les déterminants de santé présents dans le cadre de vie des populations (pollutions de toutes sortes, y compris sonores, aménagement de l'espace public, salubrité de l'habitat, etc.). Aujourd'hui, les initiatives de municipalités pour diminuer l'influence de certains facteurs environnementaux sur la santé de leurs habitants se multiplient, par exemple via l'installation de purificateurs d'air dans les crèches ou les écoles, d'approvisionner les cantines en aliments issus de l'agriculture biologique, de planter des forêts urbaines et développer des îlots de fraîcheur ou encore d'organiser des ateliers de sensibilisation à la pollution de l'air intérieur.
Des initiatives recensées et saluées depuis cette année par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) dans la région francilienne. De telles actions placent plus largement l'action municipale au cœur de l'approche dite "One Health" ("Une seule santé") portée depuis le début des années 2000 par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), qui met en avant l'interdépendance étroite entre santé humaine et celle des autres êtres vivants, et dont la pandémie de Covid-19 a brutalement montré la pertinence.
Les maires : des missions facultatives de plus en plus essentielles
En vertu de la clause générale de compétence adoptée en 1884 et confirmée par la loi portant Nouvelle organisation territoriale de la République (loi NOTRe) du 7 août 2015, les municipalités peuvent cependant intervenir sur toute question présentant à leurs yeux un intérêt public local, pourvu qu'elles n'empiètent pas sur les attributions d'un autre échelon d'action publique. Au-delà des missions à caractère obligatoire que l'on pourrait qualifier de "police sanitaire" évoquées précédemment, les exécutifs municipaux disposent ainsi de marges de manœuvre certaines, dont la principale limite réside évidemment dans les moyens humains et matériels dont ils disposent. Certaines d'entre elles sont même explicitement prévues par la loi, comme la possibilité pour les maires :
- de participer au conseil d'administration et aux commissions des agences régionales de santé (ARS) (loi n° 2022-217 du 21 février 2022 dite "loi 3DS" et décret n°2024-566 du 19 juin 2024) ;
- de siéger au conseil de surveillance d'un groupement hospitalier comportant un établissement sur son territoire, avec une voix cependant consultative (article L 6143-5 du code de la santé publique) ;
- de créer et gérer leurs propres centres de santé (article L 6323-1-3 du code de la santé publique) :
- d'apporter des aides à l'installation et à l'exercice de professionnels de santé dans l'objectif d'accroître les soins dans les zones déficitaires (article L 1511-8 du code général des collectivités territoriales) ;
- de participer à des programmes d'investissement concernant des établissements de santé publics, mais également privés (article L 1422-3 du code de la santé publique).
Ces différents cas prévus explicitement par la loi indiquent non seulement que les municipalités se situent en 1e ligne dans la bataille contre les déserts médicaux, mais également qu'il s'agit pour elles d’ utiliser tous les leviers qui sont à leur portée. Enfin, les communes ont un rôle à jouer dans la gouvernance et la cohérence des soins à l'échelle territoriale. Confrontées à une offre de soins insuffisante, les mairies activent ainsi fréquemment différents leviers simultanément, faisant fi des cloisonnements existant dans le système de santé français. Elles peuvent ainsi tout à la fois :
- créer, financer et administrer leurs propres centres de santé, c'est-à-dire des structures sanitaires de proximité dont l'ensemble des personnels est salarié et propose des activités de prévention, de diagnostic et de soins sans hébergement ;
- défendre les structures de soins publiques présentes sur leur territoire (centre hospitalier, maternités, etc.) contre des projets d'économies ou de fermeture ;
- subventionner des centres de santé ou des cliniques privées à but lucratif ou non (dont les gestionnaires peuvent être alors des associations, des mutuelles, etc.) ;
- attirer des soignants libéraux à travers diverses aides, financières, mais aussi en nature (mise à disposition de locaux gratuitement ou avec un loyer bonifié, subventions pour l'achat de certains équipements ou même mise à disposition d'un logement) ;
- accompagner, matériellement et juridiquement, à la création de maisons de santé pluri-professionnelles (MSP), qui, comme leur nom l'indique, regroupent sous un même toit des soignants libéraux de différentes professions, médicales et paramédicales (infirmiers, kinésithérapeutes, psychologues, orthophonistes, etc.) en leur permettant ainsi de mutualiser certains moyens, de rompre avec un exercice solitaire que les soignants disent de moins en moins supporter, et surtout d'améliorer leur coordination et partant le suivi des patients.
Les communes, un levier de décloisonnement et de transformation du système de santé
Les MSP comme les centres de santé constituent des lieux favorables aux innovations en matière sanitaire, tout d'abord en favorisant les coopérations interprofessionnelles dans un cadre plus propice que les hôpitaux et cliniques de taille plus importante. Puis à travers le développement d'activités professionnelles émergentes, telles que la médiation en santé, qui consiste à améliorer la communication entre soignants et les publics éloignés du système de soins, ou celles des infirmiers en pratique avancée (IPA), auxquels une formation complémentaire permet d'assurer certains actes d'orientation, de prévention, d'évaluation clinique et de prescription, enrichissant ainsi le suivi des patients tout en déchargeant les médecins de certaines parties de leur activité.
Ces structures, mais aussi plus largement l'échelle locale, constituent également des espaces privilégiés pour expérimenter des innovations organisationnelles et pour préparer les transformations du système de santé, à la faveur notamment de l'article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale 2018. Celui-ci a créé un dispositif permettant d'accompagner et de financer des projets émanant prioritairement du terrain et dérogeant à la réglementation en vigueur en matière sanitaire. Mais il les soumet à une procédure d'évaluation dans l'optique de leur potentielle intégration dans le droit commun.
Des centres de santé et les MSP servent ainsi à tester le paiement à la capitation, c'est-à-dire au nombre de patients suivis, comme alternative à la tarification à l'acte actuellement en vigueur, ou encore des dispositifs visant à favoriser la participation active des patients dans leur parcours de soins. Cette participation vise leur implication dans le fonctionnement de la structure et son projet de santé au sein des "quartiers politique de la ville" (QPV), identifiés pour leur cumul de difficultés sociales. Cette expérimentation des structures d'exercice coordonné participatives (Secpa), à l'instar des ateliers santé-ville lancés au milieu des années 2000 et également dans le cadre de la politique de la ville, ne constitue pas simplement une déclinaison de la logique de démocratie participative dans le domaine de la santé. L’expérimentation peut également contribuer à dépasser certaines de ses apories, car elle part de l'expérience personnelle et des besoins littéralement vitaux des citoyens.
À noter que l'expérimentation des Secpa s'inscrit également dans un mouvement consistant à estomper la frontière entre les professionnels de santé d'une part et les patients de l'autre, telle qu'elle se manifeste dans la promotion des figures du "patient-expert" ou "patient-partenaire" . Ce mouvement relève d'une volonté croissante de prise en compte des savoirs issus de l'expérience dans la construction de l'action publique. Ce sont encore des municipalités, une quarantaine cette fois, dans le sillage de Strasbourg, qui, dès 2012, ont expérimenté la prescription médicale d'activité physique adaptée pour les personnes atteintes d'affection de longue durée, entrée dans le droit commun en 2016. Et ce sont encore les municipalités qui sont aux premières loges pour le déploiement des maisons sport-santé, lancées par l'État en 2019.
Les défis : réussir et gérer la cohérence et la concurrence entre communes
En somme, les exécutifs municipaux occupent une position privilégiée pour favoriser localement la coordination des soins :
- en se plaçant à l'interface entre hôpital et soignants ambulatoires ;
- en favorisant la mise en relation de ces derniers.
Ils ont à leur disposition par exemple la création de communautés professionnels territoriales de santé (CPTS) : ce sont des réseaux de soignants et structures de soin, publiques et privées, exerçant dans un même périmètre géographique, auxquels l'ARS et la caisse primaire d'assurance-maladie (CPAM) allouent des moyens spécifiques pour travailler ensemble. Ces mises en réseau visent à assurer un meilleur accompagnement des patients, mais permettent également là encore de sortir certains soignants de l'isolement dans lequel ils peuvent exercer. Elles peuvent également favoriser les échanges de "bonnes" pratiques ou le développement de projets communs, tels que la mise en place d'actions ponctuelles ou en continu de dépistage ou d'informations à propos de certaines pathologies plus ou moins ciblées.
De telles actions relèvent de la logique dite de l'éducation pour la santé, définie en 1986 par l'OMS au sein de la Charte d'Ottawa, et concrétisée en France par l'adoption d'un Plan national d'éducation pour la santé, lui-même décliné dans les territoires à travers l'élaboration de schémas régionaux. Les CPTS et les collectivités désireuses de mettre en place de tels ateliers peuvent obtenir des financements ainsi qu'une aide logistique et des supports d'information de la part d'institutions sanitaires comme les ARS ou la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM). Ces dernières émettent régulièrement des appels à projets sur des thématiques précises (prévention de maladies chroniques, des infections sexuellement transmissibles, etc.).
Les possibilités qui s'offrent aux municipalités sont ainsi particulièrement nombreuses et vont bien au-delà du seul accès aux soins. Celui-ci est évidemment crucial compte tenu des inégalités sociales de santé et de l'ampleur du renoncement aux soins qui, outre les conséquences négatives pour les personnes concernées, occasionnent in fine un surcoût pour l'Assurance-maladie. Outre les actions déjà évoquées, les municipalités sont également de plus en plus nombreuses à proposer à leurs administrés une assurance complémentaire santé "communale" avec un tarif négocié avantageux. Par leur position institutionnelle, outre l'interface qu'elles constituent entre les différents acteurs et structures de soin présents sur leur territoire, elles peuvent également impulser des actions particulières de santé publique :
- interventions de professionnels de santé dans les structures dépendant d'elles (écoles primaires, centre communal d'action sociale, etc.) ;
- utilisation des moyens d'information et/ou des locaux municipaux pour mener des campagnes d'information et/ou de dépistage de maladies infectieuses ou chroniques ;
- actions dites d'"aller vers" visant à amener directement les soins aux populations qui en sont les plus éloignées.
Le principal défi pour les maires consiste à mettre en cohérence ces différentes initiatives, ce que permet notamment l'outil du contrat local de santé que la collectivité peut signer avec son ARS dans l'objectif de réduire les inégalités de santé et de mettre en cohérence l'action de la collectivité avec le projet régional de santé porté par l'agence. Un autre enjeu crucial consiste en effet à éviter le jeu de la concurrence entre municipalités, en particulier dans leurs politiques d'attractivité des soignants ou dans les réponses aux appels à projet. Une bonne manière de le faire peut consister à développer la coordination pour elles-mêmes, par exemple en intégrant le réseau français Villes-santé lancé en 1990. Ce réseau vise à échanger informations et pratiques afin de promouvoir la santé dans l'ensemble des politiques publiques.