Le retour des ventres creux, par Eric Le Boucher
Note lue le 13 avril 2008 sur le site du Monde
La crise financière mondiale est grave. La crise alimentaire mondiale est dramatique. L'explosion du prix du blé, du riz, du maïs ces derniers mois a fait surgir des premières émeutes de la faim, en Egypte, au Cameroun, en Bolivie, au Mexique, en Indonésie. Beaucoup d'autres pourraient suivre. Une trentaine de pays en développement avec des millions de pauvres entassés dans les zones urbaines sont brutalement fragilisés. Le nombre de nouveaux crève-la-faim pourrait déborder les capacités nationales et même les systèmes internationaux d'aides
Même la Chine ! Les surfaces cultivées en riz y ont reculé de 3 millions d'hectares en dix ans, les stocks y ont chuté de 100 millions de tonnes en 2000, à moins de 40 millions. L'empire est dépendant de l'extérieur, alors que le prix du riz sur le marché mondial a grimpé de 54 % depuis janvier. On se doute que le sujet inquiète beaucoup plus lourdement le comité central à Pékin que l'éventuel boycottage de la cérémonie des JO...
Cette semaine, à Washington, Robert Zoellick, le président de la Banque mondiale, a crié l'urgence d'une mobilisation internationale. Pour des centaines de millions de pauvres, la nourriture dépasse 75 % du revenu. Ils n'ont d'autre choix que de jeûner. L'inflation alimentaire risque d'annuler la victoire historique contre la pauvreté et la malnutrition que l'homme était en passe de remporter. Depuis une décennie, la croissance des pays en développement, de 7 % par an en moyenne, allait permettre de ramener la proportion des pauvres (moins de 1 dollar par jour) de 29 % de la population mondiale en 1990 à 10 % en 2015. Une division par trois ! Hélas, "ces gains durement obtenus peuvent maintenant s'inverser", avertit Robert Zoellick.
La hausse des prix a fait reculer de sept ans les objectifs de réduction de la pauvreté, a calculé la Banque. Et les experts de souligner que le retour des ventres creux annule immédiatement tous les autres espoirs de meilleure santé, de scolarisation, de réduction des inégalités fille-garçon, etc. Avec la faim vient la régression générale.
Les causes de l'explosion des prix sont connues. Côté demande, les Asiatiques enrichis mangent plus de viande, ce qui renforce les besoins en végétaux pour l'alimentation animale. L'offre, elle, a été contrainte ces derniers temps par des accidents climatiques, comme la sécheresse en Australie ou en Turquie. D'où une tension sur les marchés. A quoi s'est ajoutée la baisse du dollar, monnaie d'échange des matières agricoles, que les producteurs veulent compenser. Et, enfin, une spéculation très puissante. La crise financière joue ici son rôle : les investisseurs ont fui la finance pour chercher "refuge" dans les matières premières, provoquant une furieuse accélération des prix ces dernières semaines.
Que faire ? Pour l'immédiat, Robert Zoellick appelle à un "plan mondial" : créer un fonds d'urgence de 500 millions de dollars, accorder des prêts à court terme pour l'approvisionnement des pays en pénurie, refaire de l'agriculture une priorité du développement parce que l'industrie a été trop privilégiée et réfléchir aux conséquences des cultures de biocarburants (en clair, les abandonner sauf là où ils sont incontestables, comme au Brésil, à la déforestation près). Le pire est que la tentation du chacun pour soi est évidemment très forte pour les dirigeants. Les pays producteurs veulent "retenir la nourriture chez eux" en haussant les taxes à l'export (Argentine, Inde, Russie...). Au contraire, pense-t-on à Washington, c'est en améliorant le marché mondial qu'on fera face le plus facilement aux pénuries. Il faut en particulier vite conclure les négociations de Doha.
Les réflexes écolo-malthusiens sur "l'épuisement des ressources" sont ce qu'il faut éviter. Ce sont eux qui provoqueront les disettes. Sur le moyen terme, la terre, généreuse nourricière, est capable de doubler ses productions pour alimenter les 9 milliards d'êtres humains de 2050. Mais les clés sont l'investissement, la science, la génétique. "Un progrès des rendements dans toutes les régions du monde du même ordre de grandeur qu'au cours des années passées permettrait de couvrir les besoins alimentaires et même au-delà", selon Marion Guillou, PDG de l'INRA.
La révolution de l'agriculture sera, bien entendu, moins chimique, plus écologique mais dans le bon sens : plus précise, utilisant des semences adaptées à chaque sol, optimisant l'eau, génétiquement innovante, etc. Pour les pays en développement, le défi est redoutable. Car cette nouvelle agriculture impose de faire la révolution dans les campagnes en parallèle avec celle des villes. Jusqu'ici, le développement, asiatique en particulier, a été axé sur l'industrie exportatrice et la zone urbaine. Les structures familiales des campagnes ont été volontairement laissées en l'état : on ne pouvait faire la révolution partout à la fois. Demain, il faut continuer de transformer les enfants de paysans en ouvriers des villes, mais aussi les transformer sur place en agriculteurs-entrepreneurs.
Il faut remembrer, introduire la technologie, moderniser tous les circuits de financement et de distribution. Le risque politique est évidemment immense. Mais il faut choisir entre pénurie dans les villes ou révolution dans les champs.