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Corruption de basse intensité (12 12 2024)

Nous vous proposons aujourd’hui cette note publiée le 9 décembre 2024 sur le site Vie-publique (cliquer ici pour accéder au site Vie-publique)

https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/296482-corruption-de-basse-intensite-situation-en-france-jean-marie-brigant.html

"Corruption de basse intensité" : quelle situation en France ?

Publié le 9 décembre 2024

Par : Jean-Marie Brigant - Maître de conférences en droit privé (Le Mans Université) et Membre du Themis-Um

Pratique ancienne, notion nouvelle, la "corruption de basse intensité" connaît un regain d'intérêt en facilitant notamment le narcotrafic. Difficile à évaluer, cette corruption des agents publics progresse. Prévention, détection, répression… comment lutter ?

Sommaire

 

 

 

  1. Qu'appelle-t-on la "corruption de basse intensité" ?
  2. Illustrations de la corruption de basse intensité
  3. La "corruption de basse intensité" se développe-t-elle en France ?
  4. Comment lutter contre ce phénomène de corruption "de basse intensité" ?

Qu'appelle-t-on la "corruption de basse intensité" ?

L'expression "de basse intensité" employée à propos de la corruption d'agent public renvoie à l'idée qu'elle présente une force ou une puissance quantitativement limitée, à la différence d'une corruption qui serait "de haute intensité". Toutefois, quelle que soit son intensité (haute ou faible), la corruption de personnes exerçant une fonction publique n'en demeure pas moins punissable aux yeux du législateur qui sanctionne indifféremment ces différents manquements au devoir de probité (code pénal art. 432-11). Cette précision apportée, il apparaît nécessaire de définir et distinguer ces typologies de corruption avant d'en fournir quelques illustrations à l'aune de l'actualité.

Définition de la corruption de basse intensité 

La "corruption de basse intensité" désigne une corruption, à faible visibilité, qui met en cause des "petits" fonctionnaires, des élus locaux mais également des contractuels travaillant pour l'État qui acceptent ou proposent de rendre des "services" à des délinquants contre une rémunération ("pot-de-vin"). Si cette corruption prend des formes diverses et variées (obtention d'un emploi public, d'une aide, d'un permis de construire, d'un passeport ou titre de séjour, classement sans suite d'une infraction…), elle s'incarne notamment dans la consultation illégale de fichiers de police, encore appelée la "tricoche".

Ces atteintes à la probité, qualifiées de corruption "à bas bruit" ou "du quotidien", présentent plusieurs caractéristiques qui les rendent difficilement détectables :

  • d'abord, il s'agit d'agents publics "de rang subalterne", de rémunération plutôt modeste et souffrant bien souvent d'un manque de considération de la part de leur hiérarchie ;
  • ensuite, les avantages et rémunérations consistent en des sommes relativement faibles parfois répétées mais insuffisantes pour alerter les services de TRACFIN ;
  • enfin, le pacte de corruption, présentant un caractère ponctuel, repose sur la satisfaction de besoins immédiats pour le corrupteur (octroi d'un permis de construire, enregistrement d'une société, obtention de papiers d'identité…).

Distinction de la corruption de "haute intensité"

L’expression s'oppose à celle de "corruption de haute intensité" qui implique des "hauts fonctionnaires", ministres et autres responsables publics qui abusent de leurs fonctions en contrepartie de sommes importantes. Le résultat attendu de ce pacte de corruption s'inscrit dans la durée, est de grande ampleur (obtention d'un marché public puis son renouvellement pour l'entreprise corruptrice). Cette forme de corruption, plus politique que bureaucratique, est plus visible médiatiquement et parfois plus facile à détecter en raison des flux et des enjeux financiers, même si l'ancienneté des faits a souvent posé un problème en termes de prescription de l'action publique.

L'affaire de la "Lyonnaise des Eaux" 

L’on peut citer l'affaire de la "Lyonnaise des Eaux" pour laquelle le maire de Grenoble a été déclaré coupable du délit de corruption passive pour avoir, entre les années 1984 et 1993, bénéficié de dons, présents et avantages (fourniture d'un appartement à Paris, croisière en Méditerranée, voyages en avions-taxis…), consentis par la société Lyonnaise des Eaux, pour l'accomplissement d'un acte de sa fonction (délégation du service des eaux et assainissement de la ville de Grenoble) à ladite entreprise (aff. Carignon-Lyonnaise des Eaux – Cass. crim. 27 oct. 1997, n° 96-83.698).


Intérêt pratique de la distinction ? 

En réalité, cette distinction moderne entre les corruptions de basse et de haute intensité recoupe en très grande partie l'une des plus célèbres typologies en ce domaine entre "petite" et "grande" corruption. La première, de type bureaucratique, implique à petite échelle de faibles sommes et de "petits" fonctionnaires alors que la seconde, de nature politique, "concerne de fortes sommes et les sommets de l'État" (Transparency International, Combattre la corruption. Enjeux et perspectives, 2000, p. 17). En définitive, ces distinctions issues des sciences sociales sont appréhendées indistinctement sous les seules qualifications de corruption passive et de trafic d'influence d'agent public par le code pénal (art. 432-11).

Illustrations de la corruption de basse intensité

La corruption de basse intensité est une pratique ancienne comme l'attestent les exemples suivants tirés de la jurisprudence criminelle. Ont été condamnés par le passé pour délit de corruption passive d'agent public :

  • un fonctionnaire ayant reçu une rémunération pour s'abstenir de dresser un procès-verbal constatant un délit (Cass. crim., Bulletin criminel, 17 novembre 1955, n° 1.687) ;
  • un brigadier-chef de police, ayant adressé des copies de procédure et des renseignements confidentiels au dirigeant d'une agence de défense-recours, qui avait reçu un certain nombre de clients grâce à ces procédés (Cass. crim. 28 janvier 1987, n° 85-94.785) ; 
  • le fonctionnaire à la préfecture, affecté au service du logement, qui a proposé à des étrangers en situation irrégulière de leur fournir un titre de séjour moyennant rémunération (Cass. crim. 3 juin 1997, n° 96-83.171) ;
  • un officier de gendarmerie effectuant contre rémunération, notamment remise de dettes, des démarches auprès des services compétents pour permettre à une personne de conserver son permis de conduire et à une autre d'éviter un contrôle fiscal de son établissement (Cass. crim. er mars 2017, n° 15-87.069).

La presse française a révélé plus récemment plusieurs cas de corruption de basse intensité en lien avec le narcotrafic, la compromission des agents publics facilitant ainsi cette criminalité organisée (d'où l'expression de "corruption de facilitation"). La corruption de basse intensité comporte ici une finalité criminelle :

  • en novembre 2023, un policier a été mis en examen et placé en détention provisoire car il est soupçonné d'avoir consulté et revendu des centaines de fichiers de police ("Un policier placé en détention provisoire, soupçonné d'avoir revendu des centaines de fichiers de police", France info, 10 novembre 2023) ;
  • en décembre 2023, deux agents de l'administration pénitentiaire, dont une greffière, ont été mis en examen pour avoir commis des faits de corruption passive ayant permis de libérer des détenus impliqués dans un trafic de drogue ("Meaux : un réseau de corruption en prison impliquant une greffière démantelé", Le Figaro, 21 décembre 2023) ;
  • en janvier 2024, neuf personnes, dont un fonctionnaire de la police aux frontières, ont été mises en examen, dans le cadre du démantèlement d'un trafic de cocaïne et de cannabis dans les Hauts-de-Seine ("Neuf personnes, dont un policier, sont mises en examen pour trafic de drogue", France Bleu, 13 janvier 2024) ;
  • en mars 2024, six surveillants pénitentiaires ont été mis en examen, dont deux ont été écroués, pour avoir participé à divers trafics, notamment de stupéfiants, dans l'établissement ("Trafic de drogue à la prison de Réau : six surveillants mis en examen, dont deux écroués", Le Parisien, 15 mars 2024) ;
  • en avril 2024, les locaux de l'Office anti-stupéfiants (OFAST) de Marseille ont été perquisitionnés par l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), pour des soupçons de corruption ("Une perquisition inédite de l'IGPN dans les locaux de l'Office anti-stupéfiants de Marseille", Le Parisien , 10 avril 2024) ;
  • en septembre 2024, un policier a été jugé pour corruption passive et trafic de stupéfiants en raison de l'introduction, dans un centre de rétention administrative, de drogues et de téléphones portables ("Un policier poursuivi pour trafic de stupéfiants et corruption passive dans le Val-de-Marne", Ouest-France, 4 avril 2024).

La "corruption de basse intensité" se développe-t-elle en France ?

La question porte plus précisément sur le développement de la corruption de basse intensité en lien avec les trafics de stupéfiants. Cette infraction est en effet souvent découverte à l'occasion d'une enquête portant sur la criminalité organisée (d'où l'expression de "corruption à bas bruit"). 

D'un côté, plusieurs acteurs judiciaires témoignent de l'émergence d'un phénomène corruptif des agents publics et privés. Bien qu'embryonnaire, cette corruption peut impliquer une grande variété d'agents publics et assimilés :

  • elle "peut toucher des personnels des ports et des aéroports qui vont faciliter le passage ou la sortie de la marchandise, mais aussi des agents publics tels que les policiers, les gendarmes, les douaniers et les greffiers. Aucune profession n'est épargnée : dès lors que les trafiquants offrent des sommes extrêmement élevées, certains personnels peuvent céder, à un moment donné, à l'appel de ces sirènes criminelles. […] La corruption peut prendre des formes variées : elle peut être subie, avec des menaces envers un agent public, notamment si des membres de sa famille ont été identifiés par l'organisation criminelle, avec les réseaux sociaux. Elle peut également reposer sur la promesse d'un gain. Les organisations criminelles ont de nombreux leviers" (S. Cherbonnier, chef de l'OFAST, audition du 27 novembre 2023, Sénat) ;
  • dans le même sens, la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) a souligné que "la corruption des élus par le milieu de la criminalité organisée doit constituer un sujet majeur de préoccupation". Elle pointe au passage l'existence de certaines fratries "identifiées et recrutées puis installées dans des équipes municipales afin qu'elles apportent l'influence qu'elles peuvent avoir dans les quartiers de la commune, tout en continuant à s'adonner au trafic de stupéfiants et en bénéficiant de leur nouveau statut" (DAGC, "Trafic de stupéfiants : état des lieux et évolutions", 4 novembre 2023).

D'un autre côté, les statistiques apparaissent trop lacunaires pour mesurer avec précision l'ampleur de cette corruption générée par le narcotrafic :

  • en 2024, la cheffe de l'IGPN a souligné une "augmentation objective des faits" en évoquant le chiffre de 56 saisines de son service pour des faits d'atteinte à la probité en 2022 (sans précisions sur leur lien éventuel avec le narcotrafic), contre 30 en 2021, pour environ 100 000 fonctionnaires de police nationale (Albertini A., "La montée de la corruption d'agents publics, un défi pour l'Etat", Le Monde, 8 février 2023) ;
  • cependant selon les chiffres officiels communiquées par l'Agence française anticorruption (AFA) et le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), si le nombre des atteintes à la probité enregistrées se stabilise depuis 2021 après une hausse soutenue entre 2016 et 2021, seuls 6% de ces infractions sont en lien avec le trafic de stupéfiants. Il est également indiqué par ces deux organismes que selon les enquêteurs et magistrats, la corruption lorsqu'elle est rencontrée dans les dossiers liés au trafic de stupéfiants, est rarement retenue pour conduire des poursuites car elle est difficile à caractériser. Ceci peut conduire à sous-estimer l'ampleur du phénomène à partir des seules remontées statistiques des services de sécurité.

Comment lutter contre ce phénomène de corruption "de basse intensité" ?

La lutte contre la corruption de basse intensité des agents publics doit s'accompagner de la part du législateur français de mesures exigeantes, tant d'un point de vue répressif que préventif. 

Sur le volet répressif, l'arsenal juridique est en réalité complet comme l'attestent les différentes incriminations existantes (corruption et/ou trafic d'influence d'agent public, de personnel judiciaire ou d'agent privé) :

  • si l'on s'en tient au seul délit de corruption passive d'agent public, les peines principales encourues s'élèvent aujourd'hui à dix ans d'emprisonnement et un million d'euros d'amende (contre 150 000 euros avant 2013) dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction afin de réprimer l'enrichissement illicite. Depuis 2019, la peine d'amende peut même être portée à 2.000.000€ lorsque l'infraction est commise en bande organisée, circonstance aggravante qui pourrait être retenue dans l'hypothèse d'une corruption de basse intensité de plusieurs agents publics qui serait adossée au narcotrafic. Une réduction de moitié de la peine d'emprisonnement peut être accordée à celui qui avertit les autorités et permet ainsi de cesser l'infraction ;
  • plusieurs peines complémentaires peuvent également être prononcées : privation des droits civils et civiques (inéligibilité), interdictions d'exercer une fonction publique ou d'exercer l'activité professionnelle ou sociale, confiscation des sommes ou objets reçus par l'auteur sans oublier l'affichage ou la diffusion de la décision de condamnation ;
  • d'un point de vue procédural, le législateur a également renforcé les moyens de lutte contre la corruption de manière générale : allongement des délais de prescription de l'action publique (6 ans) et report en cas d'infraction occulte ou dissimulée (avec un délai butoir de 12 ans), consécration de l'action civile des associations anti-corruption, recours aux techniques spéciales d'enquêtes (mesures de surveillance, l'infiltration, les interceptions de correspondances, …). Toutefois, à l'occasion de Commission d'enquête sur le narcotrafic en France (2024), le Sénat a proposé d'étendre la liste des incriminations de la criminalité organisée à la corruption afin d'utiliser pleinement les procédures spécifiques (notamment garde à vue de 96 h). Or, sur ce point le Conseil constitutionnel a déjà en 2013 refusé d'étendre ce régime dérogatoire de garde à vue aux délits de corruption et de trafic d'influence estimant qu'ils ne sont pas susceptibles de porter atteinte en eux-mêmes à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes.

Sur le volet préventif, la législation actuelle accuse un retard préoccupant que l’on peut combler en prenant en compte des recommandations formulées par le Sénat à l'occasion de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France (2024). Pour endiguer le pouvoir contaminant du narcotrafic, deux séries de propositions peuvent permettre de lutter efficacement contre cette corruption du quotidien. 

Les premières visent à gérer le risque de corruption tout au long de la carrière des agents publics :

  • ce premier volet préventif repose d'abord sur la mise en place d'un véritable plan anti-corruption qui n'est envisageable qu'après la réalisation d'une cartographie du risque corruptif à l'échelle de chaque administration (sensibilité des postes, organisation du travail) ainsi qu'à l'échelle de chaque agent (fonctions, facteurs de risques). Cette démarche doit s'accompagner de deux mesures : la transmission obligatoire aux inspections de l'ensemble des cas de corruption constatés au sein d'une administration et la formation des agents publics tout au long de leur carrière ;
  • il consiste ensuite dans le criblage systématique et à échéance régulière des agents publics des services répressifs : gendarmerie, police, douane et administration pénitentiaire. Un tel dispositif suppose des adaptations pratiques : élargissement du périmètre des fonctionnaires soumis à une déclaration de patrimoine auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), implication de TRACFIN dans le traçage de l'environnement financier et patrimonial d'un agent suspecté d'une atteinte à la probité, publication systématique d'un communiqué de presse pour tous les cas de corruption sur l'intranet des services exposés au risque, évaluation par l'AFA des dispositifs anti-corruption mis en place par la police nationale, la gendarmerie nationale, la douane, l'administration pénitentiaire et les services judiciaires spécialisés.

Les secondes propositions sénatoriales ont pour objectif de "créer les conditions de l'incorruptibilité dans la sphère publique comme dans la sphère privée". Ce second volet préventif comporte quatre catégories de recommandations :

  • la 1e recommandation consiste en une modification de l'organisation du travail afin de rendre matériellement impossible la corruption des agents publics les plus exposés (travail en binôme, turn-over régulier, postes de travail tournants) ;
  • la 2e recommandation a pour objet de favoriser une meilleure détection des usages anormaux des fichiers de police. Les administrations concernées doivent non seulement assurer une meilleure traçabilité des accès aux fichiers (contrôle hiérarchique, révision annuelle des habilitations, gestion différenciée des accès) mais également développer un traitement automatisé (IA algorithmique) de détection des utilisations suspectes ;
  • la 3e recommandation vise à renforcer les dispositifs de signalement interne au sein des administrations publiques ;
  • enfin, il est recommandé de développer des mesures de protection ad hoc pour les personnes approchées et menacées par les organisations criminelles. Les dispositifs anti-corruption doivent intégrer les acteurs privés "périphériques" que sont notamment les personnels des plateformes portuaires et aéroportuaires souvent exposés au risque de corruption de la part des narcotrafiquants (audit, criblage, formation et sensibilisation, consolidation de l'alerte interne). 

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