Rapport d'information n° 487 (2007-2008) de Mme Anne-Marie PAYET, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 23 juillet 2008, (Avant-propos du rapport, lu le 24 juillet sur le site du Sénat : cliquer ici pour accéder au texte original)
http://www.senat.fr/rap/r07-487/r07-487_mono.html#toc0
Avant-Propos
Mesdames, Messieurs,
L'usage du terme « addiction », pourtant récent, s'est banalisé au cours des dernières années. Utilisé dans le français juridique médiéval où il désigne la contrainte par corps imposée au débiteur insolvable, puis tombé en désuétude, il est aujourd'hui employé dans l'acception qu'il a prise au début du XXe siècle dans le monde anglo-saxon. Son utilisation pose une double difficulté :
- d'abord, il est employé largement au-delà du domaine de la santé publique et son registre se confond avec celui de la passion, du goût, voire du simple intérêt. On dit volontiers d'un produit, d'un comportement, qu'il est addictif. Nous serions tous « addicts » à quelque chose, du café aux tranquillisants en passant par le sucre. Le terme a même séduit les publicitaires qui baptisent de ce nom les produits qu'ils font vendre, sans parler des artistes qui utilisent la toxicomanie comme métaphore de l'amour. Pour rompre avec un terme dont l'usage médiatique et commun tend à devenir source de confusions, on pourrait envisager d'employer le terme « assuétude » : celui-ci désignait, dès 18851(*), l'accoutumance d'un corps aux produits toxiques et a été adopté dans la plupart des pays francophones de préférence à « addiction » pour qualifier la dépendance subie à la consommation d'un produit ou à un comportement dont on ne peut réduire la fréquence et que l'on se trouve malgré soi contraint d'augmenter ;
- ensuite, même pris strictement sous l'angle santé publique, l'addiction couvre un spectre très large puisque le terme s'applique tant à la dépendance à l'alcool et au tabac, qui sont les premières causes de mortalité évitable, qu'à celle aux drogues, aux jeux de hasard ou à Internet. Il a néanmoins le mérite de souligner les multiples aspects de l'hydre à laquelle doivent faire face les autorités en charge de la protection de la santé publique. Les plus jeunes parmi nos concitoyens sont spécialement exposés à cette combinaison hétéroclite de substances et de comportements dont certains sont anciens et connus comme le tabac, l'alcool, l'héroïne, la cocaïne et même les jeux de hasard mais pour d'autres mal perçus par l'opinion publique et d'autant plus source d'inquiétudes. Ainsi le cannabis, dont les effets néfastes ont longtemps été contestés, ou les jeux vidéo, dont le potentiel addictif, ou pour certains les vertus curatives, n'ont été étudiés que récemment.
Car les pratiques addictives évoluent et les études menées par l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies depuis 1993 montrent que leurs victimes sont de plus en plus jeunes. Sont aujourd'hui admis dans les consultations hospitalières d'urgence des adolescents, et même des préadolescents, dépendants à une substance, ou à plusieurs car les mélanges sont fréquents : cannabis et tabac, médicaments et alcool. Les pratiques de consommation de certaines substances semblent évoluer vers une absorption toujours plus importante, toujours plus fréquente. Ainsi, l'ingestion rapide d'alcool dans le but de se saouler, sur le mode anglais du « binge drinking », qu'on peut traduire par l'expression « chaos éthylique », est devenue une pratique aussi visible qu'inquiétante. Certaines drogues se banalisent, jouissant même d'une forme de bienveillance dans l'opinion publique. D'après la mission interministérielle de lutte contre les drogues et la toxicomanie (Mildt), 150 000 personnes fument plus d'un « joint » par jour.
Les conséquences de tous ces comportements sont multiples et destructrices. Cancers et autres pathologies liés au tabac et à l'alcool, problèmes cardiaques liés à la cocaïne, overdoses : tous sont potentiellement mortels. Et il faut encore compter ceux dont la vie sera brisée du fait d'une addiction : non seulement les effets désocialisant de la consommation de cannabis sont désormais reconnus, mais un cas de schizophrénie sur dix est directement imputable à la consommation excessive de cette substance. La maladie, qui touche essentiellement les jeunes, les accompagnera tout au long de leur vie. S'il est vrai que le cannabis cause directement peu de morts, le débat sur sa nocivité est, on le voit, bien dépassé. La France détient le triste privilège de figurer dans le trio de tête de la consommation de cette drogue chez les adolescents en Europe.
Même des drogues dont la consommation semblait s'être stabilisée ou décroître paraissent se répandre à nouveau. La cocaïne est vendue par les mêmes réseaux que le cannabis et n'est plus cantonnée aux classes urbaines aisées ; elle pénètre désormais dans toutes les catégories sociales. De même l'héroïne, dont la progression avait été un temps limitée par la prescription de produits de substitution, semble aujourd'hui attirer une nouvelle génération d'utilisateurs jeunes. Ceux-ci ont moins recours à l'injection, ce qui les protège des maladies transmissibles par les seringues usagées, mais la baisse du prix de cette drogue devenue peu chère du fait de l'essor de la production, notamment afghane, est susceptible d'attirer de nouvelles victimes.
La France est, qu'elle le veuille ou non, prise dans le mouvement de mondialisation des drogues. Les opiacés produits en Asie, la cocaïne fabriquée en Amérique du Sud trouvent, malgré l'action multilatérale et la vigilance du service des douanes, leur chemin dans les villes mais aussi dans les campagnes françaises que leur éloignement ne protège nullement des problèmes urbains.
La baisse, sensible au cours des dernières années, des quantités de cannabis saisies par les services des douanes n'implique pas une baisse de la consommation car elle est malheureusement plus que compensée par le fait que 15 % de la production consommée en France sont désormais produits sur le territoire national, à l'aide de matériel en vente sur Internet ou dans des magasins d'accès libre.
Face à cette situation, le Gouvernement n'est pas resté inactif. Sous l'égide de la Mildt et du ministère de la santé, de nombreuses mesures ont été prises ou sont à l'étude, notamment pour protéger les jeunes contre l'alcool. Interdire effectivement la vente d'alcool aux mineurs ainsi que la consommation illimitée après acquittement d'un droit d'entrée dans les discothèques ou les soirées d'étudiants, encadrer ou supprimer la vente de ces produits dans les stations services est indispensable. Dans le cadre du plan « Santé des jeunes » présenté le 27 février 2008, les messages de prévention ainsi que l'action des centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie ont également été développés.
On accuse les instances de lutte contre les addictions d'être trop répressives et on voudrait les faire évoluer, sur le modèle des organismes chargés de la lutte contre le Sida. Il y a là, au-delà des questions de personnes, un aspect du conflit entre la perception médicale des problèmes sociaux et celle liée à la préservation de la sûreté publique. Les dépendants sont-ils malades ou sont-ils coupables ? La politique actuelle du Gouvernement est à la recherche d'un juste équilibre. Elle n'est caractérisée ni par le tout thérapeutique, ni par le tout-répressif. Elle suppose aussi de développer des instruments de mesure de l'efficacité des politiques menées.
L'amélioration de la politique de lutte contre les addictions passe par trois points liés à la prévention du risque et aux formes nouvelles qu'il peut prendre.
Le premier concerne le discours de prévention, son contenu et le choix de ceux qui le portent. Concrètement, ce sont aujourd'hui les gendarmes et les anciens dépendants qui, la plupart du temps, parlent dans les écoles. Ils font un travail nécessaire et leur engagement doit être salué. Cependant, on peut se demander si le discours tenu ne souffre pas d'une faiblesse.
En effet, il n'est pas scientifiquement validé. Les gendarmes, bien qu'ils soient confrontés sur le terrain à la lutte contre les addictions, ne disposent pas de l'ensemble des connaissances médicales ou biologiques. Leur discours devrait donc être élaboré en concertation avec les professionnels de santé ou au moins faire l'objet d'une validation afin que les enfants et les jeunes puissent réellement comprendre les risques qu'ils courent.
Le problème est le même pour les associations d'anciens dépendants. Elles jouent un rôle important dans la guérison des malades qu'elles accompagnent dans la période cruciale de leur réinsertion dans la vie quotidienne avec toutes ses douleurs, toutes ses tentations, toutes ses rechutes. Mais leur expérience, pour cruellement riche qu'elle soit, est celle des cas extrêmes. Elle risque de masquer la grande variété des degrés d'addictions et de dédramatiser les dépendances légères ou les simples excès. Or, il suffit d'avoir trop bu un soir à une fête étudiante pour avoir un accident de deux roues et perdre à jamais son autonomie. Il suffit d'avoir été dépendant au jeu trois mois dans sa vie pour être endetté au point de ne plus avoir la capacité de mener à bien un projet.
Pour ces raisons, la force de conviction du discours est importante. Ce n'est pas seulement ce que l'on a vu ou vécu qui compte, c'est aussi faire comprendre ce qu'une addiction fait au corps et à l'esprit, c'est trouver les mots pour le dire et pour convaincre un public qui se croit invulnérable du fait de sa jeunesse. Le plan « Santé des jeunes » insiste, à juste titre, sur la nécessité de changer les représentations. Les campagnes publicitaires, les messages de l'institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) doivent parvenir aux élèves dès le plus jeune âge. Dans le cadre de l'examen des crédits de la mission « santé » en loi de finances pour 2009, la commission des affaires sociales s'assurera de l'efficacité de cette mesure.
Le deuxième sujet d'inquiétude est celui lié aux addictions sans produit. Certaines sont anciennes, comme la dépendance au jeu mais la technologie moderne a modifié les comportements des joueurs : le pari en ligne rend le jeu de hasard plus accessible ; il n'est plus besoin de se déplacer, d'entrer dans un casino ou sur un champ de course, ni même d'avoir à soutenir le regard des habitués et du patron du bar-tabac qui reçoit les paris du PMU et distribue les jeux de la Française des jeux. Il n'y a donc plus d'encadrement social, aussi faible soit-il. Le rapport au jeu se transforme également. Chaque année, de nouveaux jeux se développent qui s'alignent progressivement sur le modèle de la machine à sous, celui des sensations fortes sans réflexion aucune, celui de la montée d'adrénaline et du résultat immédiat qui, s'il est négatif, donne envie de se refaire et, s'il est positif, de continuer, comme l'a si bien décrit Malraux au travers du personnage de Clappique dans la Condition humaine. Ces nouveaux procédés sont conçus pour plaire et faire pratiquer le plus possible. On conçoit facilement comment on peut glisser vers la dépendance. La commission se félicite de la publication de l'étude menée par l'Inserm sur le jeu pathologique qui pourra servir de base aux mesures de prévention.
Parallèlement au jeu d'argent, une nouvelle forme de jeu suscite désormais des inquiétudes : le jeu vidéo. Les parents constatent le temps de plus en plus important que consacrent leurs enfants aux jeux électroniques et dont ils n'ont pas toujours les moyens d'en contrôler la consommation. Il ne faut pas diaboliser cette nouvelle tendance ; le plus souvent les enfants délaisseront à l'âge de l'adolescence leur écran d'ordinateur, pour d'autres conquêtes. Certains psychanalystes font même valoir que maîtriser la complexité des jeux vidéo est un réel moyen d'acquisition de compétence et de connaissances. Pour autant, il ne faut pas être aveugle aux risques qu'ils comportent.
En effet, si la plupart des usagers distinguent clairement entre monde réel et monde virtuel, tous ne font pas la différence, et certains se livrent, dans la vraie vie, aux actes commis impunément et sans dommage dans l'imaginaire des jeux. Comme pour toute addiction, il faut, pour devenir dépendant aux jeux vidéo, un terrain et la rencontre avec un produit ou un comportement qui prendra progressivement le contrôle. L'addiction aux jeux vidéo n'est pas plus dangereuse qu'une autre forme d'addiction. Mais elle ne l'est pas moins et elle inquiète avec raison des parents qui craignent d'avoir introduit dans leur foyer, avec les nouvelles technologies, un danger supplémentaire pour leurs enfants. Il faut pouvoir répondre scientifiquement à cette angoisse et le faire de manière facilement accessible. L'existence d'un numéro d'appel national permettant aux parents de faire part de leurs inquiétudes et d'obtenir les premiers éléments de réponse serait particulièrement utile.
Enfin, un point technique mais d'importance doit être résolu. En effet, faute d'études épidémiologiques d'ensemble, nous ne savons pas exactement combien de personnes sont touchées par les addictions en France, contrairement à nos voisins britanniques, par exemple, qui effectuent un suivi régulier et systématique du phénomène addictif au sein de la population. L'élaboration d'un outil synthétique scientifiquement rigoureux et susceptible de guider notre action s'impose. La question du financement de la recherche liée à l'élaboration de cet outil est complexe. Elle s'est posée de la même manière pour certaines analyses partielles de l'addiction dont l'établissement a été permis, paradoxalement, grâce au financement d'études assuré par la Française des jeux et le PMU.
La politique contre les addictions, contre le phénomène d'autodestruction qui semble parfois s'être emparé de notre société, est centrale en matière de santé publique. Elle revêt parfois l'aspect du mythe de Sisyphe, toute esquisse de victoire se soldant par une nouvelle rechute ou une difficulté inattendue. Mais l'action énergique des pouvoirs publics est susceptible de porter ses fruits. Peut-être bientôt, comme c'est déjà le cas pour le tabac et l'alcool, l'image de plaisir ou d'évasion que véhiculent les autres substances toxiques et les différents comportements addictifs laissera-t-elle progressivement la place à une vision plus exacte de la réalité ? Tel est le souhait de la commission des affaires sociales.