Article de M. Benoît Hopkin, lu le 8 septembre sur le site du Monde (cliquer ici pour accéder au site du Monde)
http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/09/08/le-viager-bequille-de-la-retraite_1092729_3224.html
Mouniah Gandoin va enfin connaître l'île de Pâques, contempler les statues de basalte fichées au bout du monde. Elle part en novembre visiter ce lieu qui excite sa curiosité depuis plus de trente ans. La Parisienne réalise son rêve, à 75 ans.
Ancienne secrétaire médicale, elle perçoit une retraite de 1 500 euros par mois. C'est à peine suffisant pour mener une vie simplement décente. Son pouvoir d'achat n'a cessé de s'éroder depuis qu'elle a abandonné la vie active, le 27 décembre 1995. Quand il a été décidé de gros travaux dans son immeuble des Gobelins, Mouniah Gandoin s'est vue couler. Elle s'est donc décidée cette année à vendre en viager son appartement, un deux-pièces acheté en 1978. "Une amie m'avait parlé de cette solution, mais j'hésitais. Et puis, je me suis dit : "Ma fille, tu n'as pas de mari, tu n'as pas d'enfants...""
La retraitée n'a plus guère de relations avec sa famille depuis vingt-cinq ans. De ses lectures et de son enfance (son père résistant a été décapité par les nazis), elle a acquis une philosophie de la vie. "On n'est jamais totalement propriétaire. Quand on meurt, on n'emporte rien." Elle a trouvé des acheteurs patients, un couple, lui médecin, elle avocate. Au "bouquet" - une somme décidée à la signature - s'ajoute une rente de 600 euros par mois. "Quand je suis rentrée de la signature, j'ai eu deux jours de cafard en me disant que je n'étais plus chez moi. Mais cela a vite passé." L'appoint a changé sa vie : "Je peux m'occuper de moi, manger plus sainement, m'habiller correctement, sortir un peu plus."
La retraitée n'a plus guère de relations avec sa famille depuis vingt-cinq ans. De ses lectures et de son enfance (son père résistant a été décapité par les nazis), elle a acquis une philosophie de la vie. "On n'est jamais totalement propriétaire. Quand on meurt, on n'emporte rien." Elle a trouvé des acheteurs patients, un couple, lui médecin, elle avocate. Au "bouquet" - une somme décidée à la signature - s'ajoute une rente de 600 euros par mois. "Quand je suis rentrée de la signature, j'ai eu deux jours de cafard en me disant que je n'étais plus chez moi. Mais cela a vite passé." L'appoint a changé sa vie : "Je peux m'occuper de moi, manger plus sainement, m'habiller correctement, sortir un peu plus."
Le viager, vieillerie datant du droit romain qu'on croyait réservée aux nouvelles de Maupassant ou aux films d'humour, connaît un regain d'attention. Il devient un miroir de notre société. Le nombre exact de transactions enregistrées chaque année fait débat, selon les bases de données (enquête logement de l'Insee, chambre des notaires) : 2 000, 4 000, 8 000 ? Les experts s'accordent à dire que cela ne dépasse pas 1 % de l'ensemble des ventes immobilières. Il s'agit encore d'un micromarché. Mais après une baisse régulière qui laissait augurer une extinction, la formule retrouve des adeptes et traduit une évolution économique et sociétale. "C'est un indicateur de l'érosion des retraites, de l'isolement des personnes âgées et de la déstructuration des familles", résume Pierre Bazaille, notaire à Givors, dans le Rhône, et président de l'Institut notarial de l'immobilier (INDI). "Le viager est un produit de crise", constate Nicolas Legasse, agent immobilier spécialisé à Paris.
"C'est la plus ancienne retraite du monde", explique Michel Artaz, expert en gestion de patrimoine. Auteur d'un guide sur le viager, il établit un profil type du vendeur, plus souvent de la vendeuse : une personne issue d'une classe sociale moyenne ou assez aisée. "Les gens modestes, eux, vont se priver pour léguer quelque chose à leurs enfants", assure-t-il. Leur train de vie, jusque-là correct, se trouve amputé quand arrive la retraite.
D'autres cas de figure, marginaux, relèvent de la comédie de moeurs. Le père qui souhaite déshériter en cachette ses enfants ingrats. La jeune veuve qui entend faire main basse sur l'héritage face aux enfants d'un premier lit. Autant de vaudevilles qui donnent lieu à d'interminables contestations juridiques. Plus sérieusement, avant le pacs, les couples homosexuels n'ont longtemps eu que ce recours pour léguer leur bien à leur compagnon. Le viager peut aussi être le moyen de minimiser les droits de succession ou de léguer un bien à un proche en sous-main. A Bercy, le Comité répressif des abus de droits épluche certaines transactions douteuses.
Mais tout cela relève plus de l'anecdote. La motivation principale des vendeurs reste l'indigence des retraites. Majoritairement, il s'agit de veuves qui doivent survivre avec une pension de réversion. Une catégorie montante est constituée de personnes "mises au rencard" à 50 ans et incapables de s'en sortir avec une retraite amputée de nombreux trimestres. Parfois, des enfants incitent leurs parents afin d'obtenir une avance sur héritage dont ils ont immédiatement besoin. La rente étant augmentée quand le vendeur quitte son logement, elle peut également aider à payer la maison de retraite médicalisée que la famille ne veut ou ne peut se permettre.
Hubert Thomassian, expert en viager, dirige depuis 1993 des bureaux rue de la Pompe, au coeur du 16e arrondissement. "Même ici, il y a des personnes âgées qui ont des petites retraites et des dettes, constate-t-il. Elles ont absolument besoin de revenus complémentaires pour s'en sortir." La formule est particulièrement prisée dans les beaux quartiers parisiens, dans les grandes villes bourgeoises et sur la Côte d'Azur. Là où le marché immobilier est le plus élevé. Là aussi où les appartements de prestige abritent des détresses financières.
Adrienne, 88 ans au mois d'octobre, tend sa feuille d'impôts en s'excusant du chiffre : 14 600 euros de revenus par an. "Avec ça, chaque sou compte, croyez-moi." Divorcée à 26 ans, cette femme élégante, maquillée avec distinction, a élevé seule ses deux enfants dans un appartement de 57 m2, dans le 15e arrondissement de Paris. Elle garde une sérieuse dent contre François Mitterrand, qui lui a "vissé la retraite". A vrai dire, les autres n'ont pas fait mieux depuis. "Je ne pouvais plus joindre les deux bouts", reconnaît-elle. La propriétaire a bien envisagé de vendre classiquement son bien, acheté sur plan en 1956. "Mais cela ne me permettait de vivre que cinq ou six ans en résidence. Et après ?" Cela commençait à hanter ses nuits : allait-elle devenir une charge pour les siens ?
Avec l'accord de sa famille, en 2006, Adrienne a donc vendu en viager. Elle se souvient avec malice avoir négligé sa mise quand l'acheteur, un professeur d'université, s'est présenté... "Une amie m'avait même dit de me grimer en vieille femme, mais je n'ai pas voulu." Le nouveau propriétaire a payé en 2007 les frais d'électricité et de peinture dans la cage d'escalier. Avec sa rente, Adrienne, elle, peut de nouveau voyager. Elle revient de Venise et envisage une croisière sur le Rhin. "Je dors tranquille", assure-t-elle.