CE LONG ARTICLE, PRESENTE EN 3 CHAPITRES CONSECUTIFS SUR 3 JOURS, NOUS A SEMBLE RICHE DE SENS QUANT A UNE PROBLEMATIQUE GRAVE ET URGENTE
Le réchauffement climatique raconté par les oiseaux (1) Article de M. Laurent Carpentier lu le 30 juin 2008 sur le site du Monde (cliquer ici pour accéder à l’article original) http://www.lemonde.fr/le-monde-2/article/2008/06/27/le-rechauffement-climatique-raconte-par-les-oiseaux_1062830_1004868.html#xtor=EPR-32280123&ens_id=628865
Sur les rochers du Cap Fréhel, ce printemps, ils étaient trois fois moins nombreux qu'il y a deux ans. Ailleurs, ils modifient leurs itinéraires de migration, ils décalent leurs périodes de reproduction, ils changent leur régime alimentaire. Les bouleversements du mode de vie des oiseaux constituent l'un des meilleurs indicateurs des évolutions climatiques en cours. Et tous les signaux sont en train de passer au rouge. Les temps changent, et comme nombre d'espèces de volatiles, les hommes vont aussi devoir s'adapter.
Le phytoplancton est parti le premier. Parce que les eaux de la mer du Nord s'étaient réchauffées d'un petit degré, ces micro-organismes marins ont subitement migré vers des fonds plus rigoureux. Le zooplancton l'a suivi. Et puis dans leurs sillages, on a vu s'en aller le lançon, ce "poisson-fourrage" fin et longiligne dont se nourrissent les gros poissons et les oiseaux marins… Parmi les vastes colonies de mouettes tridactyles, de guillemots et de pingouins, de sternes et de fous de Bassan qui peuplent les côtes britanniques, souffla un vent de panique. Les oiseaux, poussant de plus en plus loin leur maigre pêche, perdirent leurs forces. Pénurie alimentaire, échec de la reproduction, révoltes de la faim… La désolation fit place à l'effroi : goélands et labbes – ces superprédateurs incapables de pêcher eux-mêmes –, se mirent en colère et, affamés, se jetèrent sur les œufs, les poussins, et même sur ces maudites mouettes qui rentraient bredouilles. Guerre et famine… Un jour de 2004, quand les ornithologues écossais revinrent sur la falaise qu'ils étudiaient, il n'y avait plus d'oiseaux.
Il a beau avoir toujours son sourire en coin, on lit l'inquiétude dans les yeux de Bernard Cadiou. Ses jumelles pendent, désœuvrées : ici, dans les Côtes-d'Armor, la face nord-ouest de la Grande Fauconnière, ce rocher de granit rouge sculpté par les vents en contrebas du cap Fréhel, habituellement peuplée de dizaines de couples de cormorans huppés, est bien déserte. Seules quelques silhouettes noires et débonnaires, au cou hautain et au bec souligné de jaune trônent sur les trop rares amas de brindilles et d'algues. "On dénombrait quelque 350 couples il y a deux ans. Aujourd'hui, il y en a trois fois moins… Et, alors que les cormorans commencent à s'accoupler dès février, cette année on n'a vu le premier œuf que le 21 avril… La forte tempête que nous avons eue le 11 mars ne peut à elle seule expliquer le phénomène. Même les nids qui sont abrités du vent n'ont pas reçu de nouveaux locataires…"
Avec ses rouflaquettes et ses trois anneaux à l'oreille, l'éco-éthologue basé à Brest, observateur attitré des oiseaux du littoral breton, a l'agilité d'un pirate quand il parcourt, sa longue-vue sur l'épaule, l'étroit chemin des fous qui surplombe les récifs du cap Fréhel. Le voici qui disparaît par une faille pour reparaître tout en bas, au niveau de la mer, petite silhouette perdue au milieu de la nuée. Une troupe de guillemots se serre dans une anfractuosité. Six pingouins – sur la trentaine de couples seulement qui restent en Bretagne – cherchent une place en battant violemment de leurs ailes. Trois fulmars boréals somnolent, insensibles aux cris des goélands argentés. Le cap est, fin mai, une vaste couveuse. Mais pour Bernard Cadiou c'est calme, trop calme : "Après ce que les ornithologues Britanniques ont rapporté, on s'attendait à ce que cela nous tombe sur la tête un jour ou l'autre…
Déjà l'an passé, tous les signaux ont viré au rouge : la reproduction des oiseaux a été catastrophique. Et dans le même temps les pêcheurs nous racontaient qu'ils ne trouvaient plus de lançons dans la panse de la raie ou du lieu qui d'habitude en dégorge… Car ce qui est vrai pour les oiseaux l'est également pour les hommes. L'appauvrissement des ressources de la mer touche les uns comme les autres. A Saint-Jacut, le patron d'un palangrier m'a raconté qu'il avait l'an passé commencé sa campagne avec un mois de retard faute de pouvoir ramener ce lançon qui lui sert d'appât."
Dans la grosse houle triste qui enserre la Grande Fauconnière, flotte le corps inélégant et désarmé d'un cormoran mort. Pour ceux qui s'inquiéteraient de savoir quelles sont les conséquences du réchauffement climatique, les oiseaux – qu'ils soient marins, migrateurs ou hibernants – sont un indicateur riche d'enseignements quant à la rapidité des évolutions en cours. Le phytoplancton est parti le premier, puis le lançon, puis les cormorans… Et puis qui ? Un simple degré d'augmentation de la température et c'est tout un écosystème qui s'effondre.
Quand on sait que les climatologues du GIEC – le Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat –, font état dans leur rapport d'une possible élévation des températures de 1,8 à 4 degrés au cours du siècle à venir, on imagine le grand chambardement qui se prépare dans cette nature où les êtres vivants, nous compris, sont interdépendants ! Et les climatologues savent que, quand bien même les objectifs de réduction des gaz à effet de serre annoncés par les grandes nations seraient atteints – ce qui est déjà en soi largement improbable vu la révolution énergétique que cela suppose –, la durée de vie de ces gaz ne permet pas d'imaginer un redressement miracle et rapide de la situation.
Les oiseaux sont des alarmes qui ne cessent de se déclencher. C'est l'hirondelle qui n'annonce plus le printemps parce qu'elle préfère passer l'hiver dans son étable, la cigogne qui s'est en grande partie sédentarisée, c'est l'échasse blanche qui s'implante au nord de la Loire et le héron garde-bœuf, pensionnaire de Camargue, qui batifole aujourd'hui en baie de Somme… C'est l'inséparable de Fischer, un petit perroquet d'Afrique tropicale, qui s'installe près de Nice, ou encore la grive que les chasseurs attendent désespérément lorsqu'elle hésite à quitter ses froides terres de Scandinavie.
En 1989, la communauté scientifique française s'est dotée d'un outil de surveillance territoriale des volatiles, le programme Stoc (Suivi temporel des oiseaux commun). En 2006, dix-huit ans après sa mise en place, on constate que les communautés d'oiseaux se sont déplacées de 124 km vers le nord ! Migration désynchronisée Dès que le soleil se lève, Yves Muller est en forêt. La grande forêt des Vosges du nord qui entoure sa maison à quelques battements d'ailes de l'Allemagne. Des deux côtés du chemin, la terre a été retournée en sillons sauvages par les sangliers. Le soleil est encore jeune mais l'air est pur et empli du chant des oiseaux. Une sittelle torchepot fait tuut tuut tuut, un pinson lance son ti ti ti ti tuiyou. Le cri sec et strident des fauvettes à tête noire – tac tchack tchack – se mue en chant : "Il est très facile à reconnaître, c'est celui qui est joliment flûté vers la fin."
C'est sa forêt, à Yves Muller. 6 300 hectares classés zone Natura 2000, le réseau écologique européen. Professeur de mathématiques à mi-temps au lycée de Bitche, et ornithologue le reste du temps, il en connaît les moindres recoins depuis trente ans qu'il la parcourt de long en large. C'est lui qui a peint tous ces ronds jaunes qu'on voit ici et là orner des arbres morts. Il ne s'agit pas de les abattre mais au contraire de les conserver. Yves Muller les a choisis pour les cavités qu'ils recèlent comme autant de nids possibles pour les passereaux migrateurs.
(A suivre)