Point de vue par M.Michel Strobel, professeur de médecine maladies infectieuses et tropicales, Vientiane, Laos, signalé par une fidèle lectrice et vu sur le site du Monde, le 13 juillet 2008 (cliquer ici pour accéder au texte original)
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/07/11/les-temps-modernes-ne-sont-pas-tres-hospitaliers-par-michel-strobel_1072555_3232.html#xtor=EPR-32280123
Je ne m'y attendais pas. Médecin chef de service pendant vingt ans, j'ai pour la première fois de ma vie franchi comme malade la porte de l'hôpital. Celle d'un service de cardiologie coté d'un CHU français que je ne nommerai pas, car je serai amené à y retourner : hôpital prudence...
De l'hôpital public, on a longuement débattu : de ses crises fatidiques, ses coûts abyssaux, le malaise de ses personnels, et sa gestion impossible qu'on rêve être celle d'une entreprise. De longs trains bruyants de réformes sont passés en vain. On a entendu la voix des gestionnaires, des stratèges de tout poil, des politiques et des professionnels. Pourquoi, ou si rarement celle des usagers malades ? M'étant trouvé des deux côtés à la fois, j'apporte ici ma contribution modeste et forcément subjective.
Premier constat : l'hôpital est efficace, compétent, pressé, généreux. Selon la perspective du "soigné", médecins et personnels me sont apparus compétents, bien que tous semblent engagés dans une étrange et incessante course de vitesse. Rendez-vous, formalités d'entrée, soins, sortie sont expédiés au pas de charge. Economie de temps plutôt positive pour le malade, sauf quand il s'agit du passage de médecins météores ; le temps étant de l'argent, leur silence serait-il de l'or ? Dans mon cas personnel, un total dix minutes temps-médecin en quatre jours.
Mais que le malade ("le patient") ne se plaigne pas : non seulement il ne patiente plus guère, mais surtout l'hôpital se montre d'une générosité qui n'a cours nulle part ailleurs. On peut y entrer sans un sou en poche, à condition toutefois d'être porteur du sésame, non pas le chéquier ou la carte bancaire comme un peu partout dans le monde, mais la carte d'assuré social. Pour la première fois, cette gratuité des soins s'appliquant concrètement à ma personne m'apparaît comme un incroyable privilège ; on le souligne trop rarement tant il fait partie de notre culture. Mais dans les pays pauvres où j'ai longtemps travaillé, cela paraît un rêve inaccessible.
Deuxième constat : l'anonymat garanti. Dès l'entrée, vous voilà étiqueté d'un code- barres qui partout et sans défaut vous suivra et vous identifiera. En revanche, vous ne saurez jamais précisément à qui vous avez à faire. Personnels et médecins ne se présentent guère, et au téléphone, on vous renvoie comme une balle de flipper d'un interlocuteur anonyme à l'autre. Une fois dans votre lit, rares seront les visites des médecins. Et en cas de pépin, au coup de la sonnette disposée sous l'oreiller, vous ne saurez pas précisément qui est la personne venue à votre aide.
Troisième constat : l'hôpital vacarme. Je n'avais jamais perçu l'hôpital comme un lieu public parmi les plus bruyants, entre l'atelier de mécanique et la cuisine de restaurant. Vous me direz avec raison que les oreilles malades sont hypersensibles. Trains de chariots, plateaux de repas ou de soin qui s'entrechoquent, personnes qui s'interpellent ou lancent des ordres, volets qui se roulent et se déroulent ; et surtout ces frappes incessantes à la porte (20 portes, 5 à 6 fois par heure) ; à force et à défaut des reins ce sont assurément les index qui sont devenus d'acier.
"Toc-toc-toc bonjour !" avant que vous n'ayez le temps de répondre ou de vous retourner, ça y est ! prise de sang, injection, température, tension, petit pansement sont expédiés. Le vacarme démarre à l'aube - premier "toc-toc bonjour !" - je regarde ma montre : il est 5 h 15 ; sans blague. Et il finit tard, après le double toc-toc de dame tisane (un pour la tisane, un pour le sucre). Rassurez-vous, la nuit et son silence d'or approchent. Si tout va bien, peut-être verrez-vous comme moi en songe ce panneau bleu familier "hôpital silence" qui borde nos routes de son H majuscule.
Quatrième constat : le saucissonnage rationnel. Les tâches hôtelières, de maintenance ou de soins ont été découpées en fines tranches, à l'unité. Il y a ainsi le tour des réveils, celui des températures, puis celui des tensions, puis des prises de sang, des injections... jusqu'au ménage et aux repas. A chaque fois, c'est une personne différente qui dans un même geste frappe et entre et redit bonjour. Le contact dure une minute. Ne tentez pas impromptu de retenir la personne par quelque conversation ou plaisanterie, ce serait une tentative de corruption d'un système rationnel et éprouvé ; et on vous renverrait sans doute sèchement vers "la collègue qui vient tout de suite". Défilé sonore et anonyme, donc, d'une cohorte de soignants. D'une tâche à l'autre, le temps est tellement bref qu'il arrive qu'on ne ferme pas la porte ; qu'à cela ne tienne, on frappera quand même. Un pansement ouvert m'a laissé un moment dénudé devant une porte ouverte, en flagrant délit d'exhibitionnisme involontaire...
J'imagine que ce découpage "une tâche-une personne" vise à planifier, consigner, chronométrer, évaluer, rentabiliser, comme pour l'ouvrier à la chaîne ? J'imagine aussi que cela relève d'un concept de "rationalisation et traçabilité des tâches de soin". Tyrannie ! Où est l'infirmière d'antan qui, malade après malade, assurait l'ensemble des soins, dans une relation personnelle et rassurante ?
Cinquième constat : le naufrage de la communication. La conséquence, c'est assurément une perte de confort ou de réconfort pour le soigné, mais surtout la fin de la relation soignant-soigné. Le vieil Hippocrate doit se retourner dans sa tombe. La personne malade a bel et bien été éjectée de sa position au centre du système de soins, au profit de la procédure et de la rentabilité. C'est triste.
Et je suis persuadé que le vrai prix à payer est beaucoup plus lourd que cela. Chez les soignants, cette tyrannie silencieuse occasionne frustration et ras-le-bol déjà bien palpables ; qui comptabilisera les "burn-out", dépressions, arrêts maladie, fins de carrière anticipées et pénuries de personnel ? Et chez les soignés, qui évaluera le prix à payer pour la carence d'information et les incompréhensions ? Combien de consultations et actes multipliés, au sortir de l'hôpital simplement pour y voir clair et pour rassurer ? Bien que praticien chevronné, je n'ai pas eu moi-même une vision finale claire ni du résultat ni du pronostic de mon bref séjour hospitalier. Aussitôt sorti, j'ai couru combler ces blancs auprès de collègues amis. Mais comment font ceux qui ne sont pas médecins ?
Finalement, ces dérives sont bien connues ; elles sont en germe depuis bien des années, et j'ai lutté fermement pour les limiter. Loin de moi l'idée d'une gestion sauvage, et d'un laisser-faire au prétexte de la tradition. Mais non, la santé, non, le malade ne sont pas des "produits". Non, l'hôpital ne peut pas être une entreprise, comme il était écrit dans ces colonnes (Le Monde du 24 juin). Non, ce n'est pas réactionnaire ou insensé que d'affirmer qu'il faut garder raison, bon sens et humanité.
Le dialogue, le temps consacré au malade, le respect de la personnalité et de l'angoisse d'être malade, l'empathie font partie du soin et ont une valeur thérapeutique. Les jeter par-dessus bord parce qu'ils ne sont pas évaluables pèsera lourd en termes de coûts directs.
Et pourquoi une saine gestion serait-elle incompatible avec la qualité relationnelle et humaine ? A vous, messieurs les stratèges d'en trouver les voies et moyens ! Et à nous soignants, et plus encore soignés, de rompre le silence pour vous aider dans votre mission. Haro donc sur la communication confisquée, les soins chronométrés, l'anonymat, le vacarme et le saucissonnage ! Pour l'heure, les temps modernes ne sont pas très hospitaliers !