Les grèves ont confirmé qu'il y a deux façons de voir l'avenir. La première est de penser que cela va de mal en pis, que nos enfants vivront moins bien que nous et que les réformes imposent du "toujours moins". Toujours moins d'avantages, toujours moins de rémunération, toujours moins de sécurité. Par la mondialisation qui comprime les salaires, la finance qui donne tout pouvoir à l'actionnaire, encore par l'Europe qui pousse à ce que les travailleurs se fassent concurrence entre eux, par tout cela et le reste (les médias vendus par exemple), le capital gagne la partie contre le travail. Basculement historique, c'est la fin du grand compromis keynésien d'après-guerre, les salariés touchent maintenant une part toujours réduite de leurs efforts.
Dès lors, dans la régression générale, il n'y a de solution que la résistance de chacun. Chaque catégorie a le droit de défendre ses acquis avec acharnement puisque ce qu'elle parvient à sauvegarder est pris sur la part de l'ogre capital et pas dans l'assiette des autres. Le corporatisme est légitime puisque le sauve-qui-peut est la règle. C'est lutte finale pour la vie, tout est permis.
La deuxième vision de l'avenir consiste à penser qu'il est loin d'être aussi noir, au contraire. La mondialisation, la finance, la concurrence apportent une croissance mondiale sans précédent. L'ogre capital n'a guère plus d'appétit qu'avant : sa part dans la valeur ajoutée est au niveau des années 1960. Des centaines de millions de personnes sortent de la pauvreté absolue. Les nouvelles nations émergentes en tirent un profit évident. Mais les anciennes puissances industrielles parviennent, aussi, à s'en sortir très bien, puisque le chômage, maladie des dernières décennies du siècle précédent, a reflué considérablement. La mondialisation ne tue donc pas l'emploi.
Mais elle impose, nous y voilà, des changements, des adaptations. Les pays qui souffrent ne sont pas les pays qui s'ouvrent mais les pays qui se figent. La France en particulier. Voilà une nation qui a les dépenses publiques les plus élevées d'Europe en proportion du PIB, donc la redistribution sociale la plus forte, et qui pourtant a le plus fort taux de chômage de la zone euro. Il y a comme un défaut au royaume de France...
Et si la misère sociale ne provenait pas d'avoir fait trop de concessions au capital mais d'avoir montré trop de résistances aux changements ? L'examen des autres pays apprend que la bonne stratégie n'est pas "chacun lutte pour sa peau", mais remettons l'Etat social à plat pour faire face aux nouvelles souffrances - réelles - que la mondialisation provoque.
Tel est le bon combat de Martin Hirsch. Le haut-commissaire aux solidarités actives lance à Grenoble, ce week-end, un "Grenelle de l'insertion". Il ne faut pas s'arrêter à l'éculé "Grenelle", mais comprendre l'enjeu : il ne s'agit de rien de moins que de commencer à mettre en place " une nouvelle conception des prestations sociales", dit Martin Hirsch. L'Etat dépense des milliards alors que le sentiment d'insécurité ne cesse de monter : il est temps de s'y prendre autrement.
Comment ? Les solutions sont nées aux Etats-Unis, ont été reprises par Tony Blair, avant de s'exporter partout. Première règle : l'expérimentation. La France aligne les dispositifs les uns après les autres sans jamais ni les évaluer ni les démonter. Depuis vingt ans, chaque ministre apporte sa pierre au grotesque édifice de l'aide sociale : beaucoup de milliards partent en fumée. Il faut expérimenter, lancer des études statistiques pour mesurer les résultats, les comparer à d'autres, à l'échelle européenne si possible, corriger le tir puis décider éventuellement de généraliser. Pas facile pour des esprits jacobins : l'Etat doit admettre qu'il ne sait pas tout.
Deuxième règle : réviser les contenus mêmes des politiques sociales. Pas facile non plus, car le capitalisme mondialisé est encore neuf et largement inconnu, mais beaucoup de leçons peuvent être tirées de la lutte contre la pauvreté. On apprend sur la société en regardant ses marges, vieille histoire.
Or les pauvres, qui sont les premiers laissés-pour-compte, les plus fragiles, ont changé. Naguère, les vieux et les malades, les pauvres sont aujourd'hui plutôt des exclus du travail ou des gens qui travaillent trop peu (souvent des femmes et des jeunes).
Les anciens systèmes d'allocations fonctionnaient pour les pauvres d'hier, mais ils handicapent les pauvres d'aujourd'hui en les enfermant dans des "trappes" : reprendre du travail leur fait perdre les bénéfices des allocations, et ils ont intérêt à ne pas travailler. Martin Hirsch va expérimenter dans bientôt 35 départements un revenu de solidarité active (RSA) qui garantit un gain à quiconque reprend un travail. Le haut-commissaire veut réduire d'un tiers le nombre des pauvres en France (7,1 millions) en cinq ans.
Les trappes à chômage ne sont pas une découverte, mais elles illustrent la démarche : le défi social ne porte plus sur les couvertures de ceux qui ont un emploi (et surtout protégé par la fonction publique), mais sur les difficultés du retour au travail. Là sont les misères postindustrielles. Les conséquences du divorce, du prix des logements, le rapport des femmes au travail et le succès scolaire de leurs enfants... C'est là que doit se construire le nouvel Etat-providence.