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Hausse des dépenses publiques et paupérisation des services publics. (05 05 2023)

Nous vous proposons aujourd’hui sur un sujet complexe, mais tellement important, cette longue note publiée le 25 avril 2023 sur le site Vie-publique (cliquer ici pour accéder au site Vie-publique)

https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/289090-hausse-des-depenses-publiques-et-pauperisation-des-services-publics.html

Hausse des dépenses publiques et paupérisation des services publics. Éclairages sur un paradoxe

Par : Bertrand Blancheton - professeur de sciences économiques à l'Université de Bordeaux

Les dépenses publiques françaises n'ont jamais été aussi élevées. Malgré un niveau voisin de 60% du PIB, elles paraissent pourtant insuffisantes face aux besoins. Comment expliquer ce paradoxe ? Comment d'autres pays ont-ils fait face à ce genre de situation ?

SOMMAIRE

  1. Un paradoxe criant
  2. Les explications théoriques de la hausse des dépenses
  3. Des évolutions structurelles lourdes : démographie, protection face aux risques
  4. Le poids des dépenses sociales
  5. Faire évoluer le périmètre des administrations et redéployer les moyens
  6. Des administrations distendues ?

Un paradoxe criant

 

Le XXe siècle a été marqué par une montée de l'État que le retour des idées libérales n'a fait que freiner à partir des années 1980. En France, le rapport dépenses publiques / PIB est passé selon Delorme et André de 14,4% en 1900, à 41,1% en 1950, puis 49,5% en 1972 (Delorme, R., 1983, André, C., L'État et l'économie. Un essai d'explication de l'évolution des dépenses publiques en France (1870-1980), Seuil, Paris, p. 723). En 2022, les dépenses publiques s'élèvent à plus de 1 500 milliards € et représentent désormais 58,1% du PIB selon l'Insee. La France se place au plus haut niveau mondial, au coude à coude avec la Grèce et la Belgique. Ce chiffre révèle un fort degré d'intervention des administrations publiques dans la vie économique nationale.

Au fil du temps, les responsables politiques ont attribué de nouveaux rôles au budget : redistribution des revenus (droits de succession, impôt sur le revenu progressif, différentes formes d'allocations…), stabilisation de l'activité, assurance contre les risques sociaux, nouvelles politiques structurelles (emploi, culture, protection de l'environnement…). Progressivement, les administrations publiques se sont étoffées et enchevêtrées, elles se composent aujourd'hui de quatre "grands blocs" :

  • l'État "dit central" (ministères régaliens (défense, police, justice…), missions publiques d'enseignement, de recherche…) ;
  • les organismes de sécurité sociale (santé, retraites, famille, accidents du travail) ;
  • les collectivités territoriales (régions, département, intercommunalités, communes) ;
  • les organismes divers d'administrations centrales (ODAC). Les ODAC regroupent environ 700 structures qui prolongent l'action de l'État dans de nombreux domaines et illustre son omniprésence (AMF, ARS, BPI, CEA, INAO, Inserm, académies savantes, musées, Universités, Campus France, ENM…).

Ce millefeuille administratif français, décentralisé et déconcentré, entendait se rapprocher des usagers et visait un haut niveau de qualité de service. Qu'en est-il ? Les médias relaient très fréquemment un sentiment de dégradation des services publics. Cette perception pourrait ne traduire qu'une morosité ambiante et rappeler seulement le tempérament râleur et pessimiste des Français. Les enquêtes sur l'attractivité de la France auprès des investisseurs internationaux font ressortir la qualité de ses infrastructures, sa capacité d'innovation et de recherche ainsi que la qualité de la main-d'œuvre (voir en particulier l'indice d'attractivité du territoire des conseillers du commerce extérieur).

Pourtant, dans les faits aussi, la paupérisation de certains "grands services publics" du pays est bel et bien une réalité. Le cœur régalien des services publics souffre sans conteste d'un manque de moyens. Les forces de l'ordre (police et gendarmerie) peinent à garantir la sécurité des personnes et des biens. Une note de la Cour des comptes en date du 18 novembre 2021 souligne que le taux d'élucidation des enquêtes se détériore depuis plusieurs années et que le nombre d'agents sur le terrain n'augmente pas. Un sentiment d'insécurité a grandi depuis plusieurs décennies dans le pays.

La justice manque, elle aussi, de moyens comme en témoigne la lenteur de ses décisions (il fallait plus de 9 mois en moyenne pour un verdict devant le tribunal d'instance en 2019, et 14 mois devant la cour d'appel...). La surpopulation carcérale persiste. Ces manques ne sont pas étrangers à une crise de l'autorité de l'État. L'armée, elle, souffre d'un retard structurel dans la maintenance de ses matériels et ses effectifs réduisent les ambitions de projection et d'influence du pays. De récentes lois de programmation tentent de corriger ces retards face à la montée des tensions internationales.

En matière de santé, les signaux d'alerte se multiplient : urgences saturées, fermetures de lits, pénurie de soignants, hôpital en crise, médecins en grèves, déserts médicaux… Dans le domaine de l'éducation, les élèves français ne brillent pas, dans l'enquête PISA 2018, sortie en 2019 (programme international pour le suivi des acquis des élèves) le pays est classé 18e parmi les 37 pays membres de l'OCDE et 23e sur l'ensemble des 79 pays évalués.

Comment, dès lors, expliquer ce contraste entre taille des administrations et dépenses publiques au plus haut d'un côté, et de l'autre la paupérisation de services publics essentiels ?

Les explications théoriques de la hausse des dépenses

Il faut d'abord rappeler que la croissance des dépenses publiques est portée par une dynamique endogène, des mécanismes qui n'ont jamais été cassés. Ensuite, aucune véritable réflexion n'a été menée sur la hiérarchisation des missions des administrations et leur périmètre, en particulier dans le domaine de dépenses sociales devenues pléthoriques.

L'économiste Baumol montre qu'à périmètre constant et qualité du service constant, le coût relatif des services (dont ceux non marchands des administrations) augmente. Il constate que les gains de productivité dans le secteur tertiaire sont faibles, nuls, et en tout cas négligeables au regard de ceux de l'industrie et de l'agriculture. La demande de services (dont les services publics) tend pourtant à augmenter à long terme, sous l'effet de la progression des revenus et de la saturation progressive des besoins en biens alimentaires, puis en biens industriels, conformément aux lois d'Engel. De là découlent directement plusieurs implications majeures :

  • d'abord, le prix relatif des services (constitués essentiellement de salaires) par rapport à celui des biens industriels est appelé à augmenter indéfiniment, puisqu'il reflète nécessairement à long terme l'écart des gains de productivité respectifs entre les deux secteurs ;
  • en second lieu, la part des services dans la valeur de la consommation totale ne peut que s'accroître à long terme, puisque l'effet prix et l'effet volume jouent, de concert, dans le même sens, c'est-à-dire à la hausse. La part des services augmente dans le PIB et surtout au sein de l'emploi total.

Au final, il faut que le contribuable accepte de payer relativement plus cher le même service public puisqu'il a fallu augmenter les salaires des agents publics pour les aligner sur ceux de l'industrie.  

D'autres théories expliquent la hausse de long terme du périmètre des interventions publiques et la double élévation des dépenses et des prélèvements obligatoires :

- Peacock et Wiseman insistent sur l'importance des chocs (des crises) dans ces progressions. La demande d'intervention publique serait latente au sein de la société mais rationnée en raison du refus d'en assumer le coût fiscal. Face à des circonstances exceptionnelles (guerre, crise financière, pandémie), le financement d'une intervention croissante des administrations est accepté par la population. Ce niveau d'intervention se pérennise par la suite même si la nature des dépenses évolue (par exemple du militaire vers le civil après une guerre), la population étant habituée à un plus haut de prélèvement. Ce cadre explicatif est associé à l'idée que l'on sort d'une crise par et avec plus d'État.

- La théorie des choix publics explique la progression des dépenses et des prélèvements via un phénomène de concentration inégale des bénéfices et des coûts de l'intervention publique (Tullock, Buchanan…). Les groupes de pression sécrètent des demandes d'intervention auprès des élus (infrastructures, réglementations, embauches de proches, allocations sociales diverses…) porteuses pour elles d'un gain net en termes de bien-être. Les avantages de l'intervention publique sont concentrés et ses coûts dispersés. Le reste de la population qui subit la charge du financement et une perte nette de bien-être ne peut s'opposer à ces demandes en raison notamment de coûts de coordination trop élevés d'un contre lobbying.

Ces théories mettent au jour un mouvement permanent de hausse des dépenses porté par des mécanismes difficiles à enrayer. Seule, une redéfinition du périmètre des missions des administrations peut baisser la dépense ou redonner des marges de manœuvre pour la redéployer vers des services publics jugés plus essentiels.

Des évolutions structurelles lourdes : démographie, protection face aux risques

La progression de la part des dépenses dans le PIB français à long terme confirme que l'on sort des crises avec plus d'interventions administratives : 2e Guerre mondiale, chocs pétroliers (1974, 1979), crise des subprimes, Covid 2020. À long terme aussi, les prélèvements sont accrus pour financer la montée en puissance des administrations même s'ils suivent avec retard les dépenses, en raison notamment de la possibilité pour l'État de s'endetter durablement (Blancheton B., La dette publique. Ses mécanismes, enjeux et controverses, Paris, Dunod, 2022).

Sur la période récente, la progression de l'intervention publique répond aussi à une demande de protection des agents économiques face aux risques sociaux et économiques (par exemple dépendance, énergétique, sanitaire). Ménages et entreprises sont devenus plus adverses aux risques et cherchent protections et aides publiques en cas de difficultés : à lui seul le récent bouclier énergétique a coûté près de 24 milliards €. La hausse résulte aussi d'évolutions structurelles lourdes : accroissement de l'espérance de vie, hausse du coût de prise en charge de la santé et aujourd'hui le nécessaire appui à la soutenabilité environnementale.

Le poids des dépenses sociales

 

En France, depuis plusieurs décennies, la progression des dépenses a été portée par les dépenses de prestations sociales. En 2021, elles représentent 45,5% des dépenses publiques alors que les dépenses d'investissement (FBCF) ne constituent que 6,3% du total. Or le noyau dur des services publics a besoin d'investissement et aussi de revalorisation salariale pour les personnels de santé en particulier (dépenses de fonctionnement). 

Selon la base de données sur les dépenses sociales de l'OCDE (SOCX), les dépenses sociales représentent, en 2022, 31,6 % du PIB français contre 21,1% en moyenne pour l'ensemble des pays de l'OCDE. Ces dépenses couvrent l'ensemble des prestations sociales publiques : vieillesse-survie, santé, famille, chômage, logement, pauvreté-exclusion… À titre de comparaison, ces dépenses sont relativement moindres chez nos voisins : l'Italie (30,1% du PIB), l'Espagne (28,1% du PIB) et la Belgique (29% du PIB), mais aussi dans des pays reconnus pour ambitions sociales comme la Finlande (29% du PIB) et le Danemark (26,2%du PIB).

En 1973, les dépenses de prestations sociales représentaient en France seulement 18,3% du PIB, 31,6% aujourd'hui. Un système de plus en plus protecteur a été installé. Pour ajouter aux paradoxes français, ce haut niveau de dépenses sociales permet aux pays de présenter un niveau d'inégalités de revenu stable et relativement faible à l'échelle mondiale depuis les années 1980 (l'indice de Gini des revenus disponibles oscille autour de 0,29), alors que, dans le même temps, beaucoup dénoncent, à tort, l'envolée incessante des inégalités de revenus. On ne rend pas même grâce aux administrations de corriger les inégalités et de maintenir les taux de pauvreté à un relatif bas niveau.

Faire évoluer le périmètre des administrations et redéployer les moyens

Contrairement à d'autres pays, la France n'a pas fait évoluer significativement le périmètre de ses administrations. Certes un travail de diagnostic a été réalisé en vue d'encadrer les dépenses et des actions conduites : citons la loi organique relative aux lois de finances promulguée en 2001, ou la modernisation de l'action publique à partir de 2012. Dans les faits, la France n'a fait, au mieux, qu'opérer parfois des transferts de compétences de l'État central vers les collectivités territoriales et les ODAC. Les administrations ne doivent-elles pas se désengager de missions non stratégiques, réduire certaines dépenses sociales, pour se concentrer sur les services publics fondamentaux (justice, défense, police, santé et éducation) ?

Plusieurs expériences internationales de redéfinition du périmètre de l'État montrent pourtant la possibilité d'agir sur les dépenses : celles du Canada dans les années 1990, de l'Allemagne au début du XXIe siècle ou encore de la Suède. Le cas suédois est sans doute le plus emblématique. Au début des années 1990, le pays était face une crise bancaire et une dérive de ses finances publiques. Ces urgences poussent la Suède à réformer en profondeur son modèle de capitalisme (un régime d'État providence à visée universaliste). En 1993, le "rapport Lindbeck" montre à quel point la montée des administrations est devenue paralysante : triplement du nombre de fonctionnaires entre 1960 et 1990, poids des dépenses publiques (61% du PIB en 1990, porté à 71% au plus fort de la crise en 1993). Les réformes visent à alléger la protection sociale tout en augmentant le taux d'emploi. Le système d'indemnisation du chômage est modifié, le contrôle des chômeurs renforcé. En matière de dépenses, une priorité est accordée à l'éducation et à la recherche au détriment des transferts sociaux.

Les autorités suédoises réalisent de nombreuses coupes sociales, en réduisant le niveau des prestations, en désindexant les pensions de vieillesse et en rétablissant des jours de carence sans indemnisation pour l'assurance maladie et l'assurance chômage. La part des dépenses sociales dans le PIB a rapidement diminué passant de 22,2% en 1994 à 18,5% en 1997. Le nombre de fonctionnaires passe de 400 000 en 1993 à 250 000 en 2000. La croissance économique redevient positive en 1994, portée par la dépréciation monétaire et l'essor du commerce extérieur. Les déficits se réduisent une fois la reprise engagée. Le rapport dépenses publiques sur PIB diminue rapidement passant de 68% en 1994, 1998 à 56,8% en 1998, 50,65% en 2012 et 47,8% en 2019. L'expérience suédoise est riche d'enseignements. Elle démontre qu'un renversement de la hausse des dépenses est possible. Un consensus national s'est établi pour faire évoluer le modèle de capitalisme. Le consensus a été d'autant moins compliqué à obtenir que le pays est petit. Le mode d'élaboration concertée et d'adoption des réformes a assuré leur appropriation par un ensemble large d'acteurs, facilitant leur caractère durable.

Des administrations distendues ?

En France, ni le chantier de la redéfinition du périmètre des administrations, ni celui du redéploiement stratégique des dépenses ou de leurs réductions (via une responsabilisation des acteurs) n'ont été véritablement ouverts.

Pourtant, sur le papier, les questions à poser sont simples. L'État doit-il rester un opérateur dans certains secteurs ? À titre d'exemple, citons l'audiovisuel où l'offre est large et la somme de 4,5 milliards d'euros est en jeu. De même, les administrations doivent-elles toujours avoir une politique du logement qui mobilise en dépenses l'équivalent de 1,3% du PIB français alors que le moyenne dans la zone euro et l'UE et de seulement 0,7%. Ces interventions prennent la forme d'aides personnelles comme les aides personnalisées au logement (APL), de soutien aux logements sociaux, de prêts à taux zéro pour des ménages à revenus modestes, de dispositifs d'exonérations d'impôts sur l'immobilier neuf locatif, l'immobilier ancien (dispositif Malraux). Ici les abus sont nombreux et les difficultés d'accès au logement restent entières (prix élevés, allocations de logement qui exercent un effet à la hausse de loyers…).

De nombreux rapports (Cour de Comptes, France Stratégie…) identifient d'autres pistes pertinentes de réduction de dépenses non efficaces et qui auraient peu d'effets récessifs. La réforme des retraites a été identifiée comme l'une de ces pistes. La France consacre 3,4 points de PIB de plus que la moyenne des pays européens aux dépenses de retraites et de vieillesse. Les retraités Français ont un niveau de vie supérieur à celui des actifs et ils sont parmi les mieux lotis en Europe de l'Ouest. Durant le débat sur les retraites de 2023, la question d'une simple désindexation des pensions n'a pourtant pas été abordée.

La croissance des dépenses publiques est portée par des mécanismes endogènes. Tous les pays y doivent faire face. Mais contrairement à certains pays comparables, aucune véritable réflexion stratégique n'a été menée sur le périmètre des administrations, la hiérarchisation de leurs missions et un redéploiement des dépenses sociales vers les services publics les plus essentiels – au risque d'une paupérisation des grands services publics. Pourtant, une vision stratégique de long terme sur les justifications et l'efficacité des dépenses publiques paraît utile.  Faudra-t-il attendre que la France soit aux prises avec une crise de sa dette publique pour qu'elle trouve la force de réduire certaines dépenses, de redéfinir le périmètre de ses administrations et de redéployer des moyens vers le noyau dur des services publics ?

 

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