La souveraineté alimentaire
Numéro 8 - Vendredi 24 janvier 2025
Avec les crises récentes - crise sanitaire, guerre en Ukraine, inflation - les Français ont été confrontés à des pénuries et des restrictions sur certains produits alimentaires, une situation qui a montré l'importance de renforcer la souveraineté alimentaire de la France. Si cette souveraineté ne semble pas menacée à l'heure actuelle, elle reste fragile face aux défis climatiques, économiques et géopolitiques.
Pourquoi on en parle ?
Après la crise agricole, qui a entraîné la mobilisation massive des agriculteurs en janvier 2024, le gouvernement de Gabriel Attal a annoncé un projet de loi d'orientation agricole visant à affirmer le caractère d'intérêt général majeur de l'agriculture et à "garantir la souveraineté alimentaire de la Nation". Ce projet de loi, adopté en mai 2024 par l'Assemblée nationale, a été suspendu en raison de la dissolution au printemps. Le texte doit être examiné par le Sénat à partir du 4 février 2025
C'est quoi la souveraineté alimentaire ?
En 1996, le mouvement paysan Via Campesina parle pour la première fois de souveraineté alimentaire, en marge du Sommet mondial de l'alimentation à Rome.
Ce principe repose sur l'idée que chaque peuple doit avoir le droit d'établir ses propres politiques agricoles et alimentaires pour garantir la sécurité alimentaire de sa population. Le concept s'est ensuite enrichi progressivement dans le cadre de forums mondiaux pour intégrer d'autres dimensions (durabilité, droit du travail...). La souveraineté alimentaire privilégie la production locale. Si elle n'exclut pas les échanges internationaux, ceux-ci doivent être équitables et respecter le droit des pays à préserver leurs systèmes agricoles locaux et leurs cultures. Ainsi, les pratiques de concurrence déloyale (le dumping ou exportations de produits à bas prix) sont contraires au concept de souveraineté alimentaire car elles déstabilisent les marchés locaux et ne permettent pas aux agriculteurs de gagner leur vie dignement.
Les paysans et les autres personnes travaillant dans les zones rurales ont le droit de définir leurs systèmes alimentaires et agricoles, droit reconnu par de nombreux États et régions comme le droit à la souveraineté alimentaire, le droit de participer aux processus décisionnels sur la politique alimentaire et agricole et le droit à une nourriture saine et suffisante produite par des méthodes écologiques et durables respectueuses de leur culture.
Article 15 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans.
Un principe reconnu dans le droit international
La souveraineté alimentaire est un principe reconnu par la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP), adoptée en 2018. Cette définition de la souveraineté alimentaire tient compte de la durabilité des systèmes agricoles (ressources en eaux, qualité des sols..)
La France, grenier à blé de l'Europe
La France a la plus grande surface agricole de l'Union européenne (28,3 millions d'hectares en 2022). Ses rendements sont également parmi les plus hauts. Avec 88,2 milliards d'euros de productions animales et végétales en 2022, soit près de 18% de la production de l'Union européenne (UE), la France est le premier producteur européen de produits agricoles, selon l'Insee. Elle est suivie par l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie. C'est notamment le premier pays producteur de céréales de l'UE.
La France cultive son indépendance
En mars 2024, un rapport sur la souveraineté alimentaire a été présenté au Parlement dans le cadre du projet de loi d'orientation agricole. Le rapport constate que la France est un pays encore majoritairement souverain en matière alimentaire et agricole. Elle est autosuffisante pour 19 filières, représentant 76% de sa consommation totale en volume. Six filières affichent un bon taux d'auto-approvisionnement mais qui se dégrade, en raison d'une hausse de la consommation domestique (viande de volaille, produits de la pêche...) ou d'une production locale en baisse (blé dur, pommes de terre). Enfin, six filières souffrent d'une situation de dépendance aux importations. C'est le cas notamment des fruits et légumes qui font d'ailleurs l'objet d'un plan de souveraineté
Et la pêche ?
Selon une autre étude de FranceAgriMer sur la souveraineté alimentaire, publiée en 2023, la France est dotée d'une façade maritime importante, mais la pêche française n'est pas suffisante pour satisfaire la totalité de la demande nationale. Environ trois quarts des volumes consommés sont importés et ce phénomène est renforcé par le fait que les Français consomment majoritairement des poissons (saumon, cabillaud, thon) ou crustacés (crevettes) non produits en France.
Quels indicateurs pour suivre la souveraineté alimentaire ?
La souveraineté alimentaire est un concept complexe qui englobe des dimensions à la fois politiques, économiques et sociales.
Il n'existe pas de mesure unique pour évaluer le niveau de souveraineté alimentaire d'un pays.
Dans le cadre du projet de loi d'orientation agricole, le gouvernement a défini des indicateurs pour suivre l'évolution de la souveraineté alimentaire de la France. Un rapport devrait être remis tous les ans au Parlement.
Parmi les principaux indicateurs figurent :
- le taux d'auto-approvisionnement (TAA) qui reflète la capacité apparente d'un pays à nourrir sa population uniquement grâce à sa propre production agricole ;
- la dépendance aux importations, qui mesure la part des produits alimentaires venus de l'étranger dans la consommation nationale ;
- la capacité d'exportation, qui évalue la part de la production nationale (et des importations) qui est exportée
La France exporte plus qu'elle n'importe
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La France consacre 20% de sa production agricole à l'export en volume. Ces dix dernières années, sa balance commerciale est restée excédentaire (entre +7 et +9 milliards d'euros). Cela signifie que le pays a plus exporté qu'il n'a importé. Ce solde positif est principalement dû aux exportations vers des pays non européens (États-Unis, Chine, Royaume-Uni...). La France est le sixième exportateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires en 2023. Elle se distingue dans des filières comme les vins et spiritueux, les céréales, les animaux vivants, les produits laitiers ou encore les sucres. Mais cette réussite s'accompagne d'une dépendance croissante aux marchés internationaux. Par exemple, l'exportation du vin constitue un débouché nécessaire pour l'équilibre structurel de la filière.
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La France importe ce qu'elle pourrait produire elle-même
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Derrière ces bons résultats à l'export se cache un paradoxe : la France exporte massivement des produits bruts mais importe des produits transformés issus de ces mêmes matières premières, à plus forte valeur ajoutée. Premier producteur européen de céréales, elle exporte du blé dur, mais importe ensuite, depuis l'Italie, des produits transformés comme des farines, des semoules ou des pâtes. Même scénario pour la viande : des carcasses de porcs et des bovins jeunes et maigres quittent le pays, tandis que de la charcuterie et des steaks hachés étrangers garnissent les rayons français.
LE CHIFFRE CLE : 100 000
C’est le nombre d'exploitations qui ont disparu entre 2010 et 2020 en France métropolitaine. Au total, on recense près de 390 000 exploitations, d'après le dernier recensement agricole. Outre-mer, ce chiffre s'élève à 27 000. Tous les territoires sont concernés par cette diminution du nombre d'exploitations, à l'exception de la Corse et de la Guyane. Toutefois, la surface agricole est restée quasiment stable (-1 %), car cette baisse a été compensée par l'augmentation de la taille moyenne des exploitations. Le projet de loi d'orientation agricole prévoit de former davantage de professionnels dans le secteur de l'agriculture et de porter le nombre d'exploitations à 400 000 d'ici 2035.
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Concurrence intraeuropéenne
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L'Union européenne est un partenaire majeur de la France dans le commerce agroalimentaire. Toutefois, les échanges avec l'Union européenne sont déficitaires depuis 2015, avec des importations qui dépassent les exportations, surtout pour les produits laitiers, les viandes et les fruits et légumes. La compétitivité-prix de certaines filières est défavorable à la France, notamment en raison du coût du travail. La France paie aussi le choix de produire du "haut de gamme" qui ne correspond pas toujours à la demande des consommateurs français et européens. La guerre des prix entre les enseignes de grande distribution pousse à proposer des tarifs toujours plus bas, ce qui favorise l'importation de produits étrangers moins coûteux.
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L'épée de Damoclès
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Le 6 décembre 2024, l'Union européenne a conclu un accord de libre-échange avec le Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay, Bolivie). Il prévoit la suppression progressive de la quasi-totalité des droits de douane sur les biens échangés entre les deux blocs (avec la mise en place de quotas). L'accord a suscité une vive opposition de la part des agriculteurs français, qui dénoncent la concurrence déloyale des produits à bas coûts venus de pays étrangers, rendue possible par les traités commerciaux européens. Ils estiment que l'accord UE-Mercosur fragiliserait leurs exploitations, déjà en difficulté, en favorisant l'importation de produits qui ne respectent pas les mêmes normes sanitaires, sociales et environnementales que la France et les autres pays européens.
Une dépendance aux intrants Si la France est historiquement un grand pays d'agriculture, elle a son talon d'Achille : sa forte dépendance aux importations d'intrants. Elle importe massivement des produits utilisés pour la production agricole, comme les produits phytopharmaceutiques (pesticides), l'azote (utilisé dans les engrais), l'énergie (notamment le gaz), l'alimentation animale (graines et tourteaux)... La volatilité de ces prix rend les agriculteurs de plus en plus vulnérables à des hausses imprévisibles des coûts de production. Ces dépendances fragilisent la souveraineté alimentaire de la France et la rend vulnérable aux fluctuations des marchés mondiaux et aux conflits géopolitiques.
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LES MOTS DANS L'ACTU
Sécurité alimentaire
Elle vise à garantir aux populations, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active. La sécurité alimentaire privilégie l'accès à l'alimentation de chacun plutôt que les moyens permettant d'y parvenir
Autosuffisance alimentaire
C’est la capacité pour un pays de subvenir aux besoins alimentaires de sa population par sa propre production. Elle est à distinguer de la souveraineté alimentaire qui ne vise pas une indépendance totale, mais un équilibre permettant d'éviter toute dépendance excessive. Avec la mondialisation, l'autosuffisance alimentaire est devenue un objectif difficilement atteignable pour de nombreux pays.
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Les récoltes en péril
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Face aux effets de plus en plus marqués du changement climatique, l'agriculture française est confrontée à des défis majeurs pour maintenir sa souveraineté alimentaire : accès à l'eau, préservation de la biodiversité (notamment des pollinisateurs), maintien de la fertilité des sols... Les aléas climatiques - gel, grêle, sécheresse, inondations - pèsent lourdement sur les rendements agricoles, et les projections indiquent une aggravation dans les années à venir. En 2022, année représentative des conditions climatiques futures selon Météo-France, les cultures d'été, comme le maïs et le soja, ont vu leurs rendements chuter de 20%. À l'inverse, certaines cultures d'hiver, comme l'orge ou le colza, ont enregistré une hausse de 10%. Ces changements soulignent l'importance d'adapter les pratiques agricoles aux nouvelles réalités climatiques.
Comment améliorer la souveraineté alimentaire de la France ?
Le gouvernement a soumis au Parlement plusieurs propositions pour renforcer la souveraineté alimentaire de la France, notamment : - relocaliser les productions ou adapter certaines productions à l'évolution de la consommation pour les filières les plus dépendantes aux importations : fruits et légumes, oléo-protéagineux (colza, tournesol...), volailles et viande ovine ;
- faire évoluer les habitudes de consommations pour certains produits non relocalisables, comme le riz, les fruits tropicaux ou certains poissons ;
- moderniser et développer des outils de transformation sur le territoire, telles que les conserveries ;
- réduire la dépendance aux intrants importés (engrais azotés, graines oléagineuses pour biocarburants...) : développer des alternatives locales et modérer leur usage.
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