Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Innovation et 3e révolution agricole  (09 03 2023)

Nous vous proposons aujourd’hui cette note publiée le 24 février 2023 sur le site Vie-publique (cliquer ici pour accéder au site Vie-publique)

https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/288330-linnovation-lheure-de-la-troisieme-revolution-agricole.html

L'innovation à l'heure de la troisième révolution agricole

En 3 siècles, 3 révolutions agricoles se sont succédé. Les deux premières, aux XVIIIe et XXe siècles, ont permis de répondre aux défis alimentaires de la croissance démographique. Les innovations technologiques de la troisième révolution agricole en cours permettront-elles de relever les défis du développement durable ?

Par  Catherine Regnault-Roger - professeur émérite de l’Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA), membre de l’Académie de l’agriculture de France et de l’Académie nationale de pharmacie (Publié le 24 février 2023)

 

Pour améliorer les rendements, la fertilité des sols ou pour limiter les pertes des récoltes, dues aux bioagresseurs des cultures (maladies, ravageurs, plantes adventices), l’agriculture s’est appuyée sur de nouveaux outils, qui ont pu se développer grâce à la révolution industrielle amorcée au XIXe siècle (mécanisation puis motorisation) ainsi qu’à l’essor pendant le XXe s. de la chimie (engrais, produits phytosanitaires) et de la connaissance du vivant (génomique).

En ce début de XXIe siècle, le numérique et les données connectées ont pris également toute leur importance, car ils dotent l’agriculture de moyens performants lui permettant de faire face au double défi de la productivité nécessaire à l’alimentation d’une population en constante croissance démographique et de la gestion des ressources de la planète (écosystèmes, biodiversité et biosphère), indispensable au bien-être de notre espèce.

Si les avancées de la connaissance scientifique et technologique ont donné à l’agriculture le visage qu’elle a aujourd’hui, cette évolution, loin d’être linéaire et lisse, est jalonnée de périodes clés au cours desquelles l’agriculture s’est modifiée en profondeur à travers des innovations agronomiques et des découvertes technologiques qu’accompagnent des changements sociaux et juridiques. L’environnement, les paysages et la vie rurale en ont été bouleversés. Ainsi, l’histoire de l’époque moderne s’est caractérisée, en Occident, par trois révolutions agricoles qui ont façonné et continuent d’influencer, à des degrés divers, l’agriculture française d’aujourd’hui .

Deux révolutions agricoles, socles de notre agriculture

La 1ère révolution agricole débutée au XVIe siècle en Italie et généralisée en Angleterre au XVIIIe a pour caractéristique essentielle d’avoir modifié les assolements des cultures.

L’assolement biennal, traditionnellement pratiqué depuis le Moyen Âge, une alternance de culture et de jachère, parfois un assolement triennal avec une alternance de culture de céréales d’hiver, de printemps et de jachère évolue en un assolement quadriennal, dit de Norfolk, composé de trèfle, qu’accompagnent une céréale d’hiver (en général de l’orge), du navet fourrager et une céréale de printemps (du blé). L’inclusion d’une légumineuse (le trèfle) enrichit les sols en azote, accroît le taux d’occupation des sols, en éliminant l’année de jachère, et fournit une alimentation plus riche au bétail qui s’y développe.

Cette modification de pratique culturale va se traduire par une modification importante de la vie rurale. Les propriétaires terriens, les landlords, demandent que leurs champs puissent être clôturés, puisqu’ils n’ont plus vocation à voir paître le troupeau communal qui se nourrissait sur la jachère. C’est l’abandon de la vaine pâture et de l’openfield au profit des enclosures. Les parcelles se bordent de haies. Cette modification des paysages révèle une exploitation privative du sol, encadrée par des actes juridiques. Ces rotations culturales, qui se traduisent par plus de richesses pour les fermiers, se généralisent au-delà du Norfolk ; en France, par exemple, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en fait mention. La première révolution agricole introduit de nouveaux itinéraires agricoles, avec une alternance de cultures céréalières et fourragères qui marque durablement la production agricole. 

La 2e révolution agricole, qualifiée dans les pays en développement de révolution verte, car elle s’inscrit dans un développement agricole intensif, s’appuie sur de profondes innovations technologiques apparues au cours des XIXe et XXe siècles. Ce saut qualitatif multifactoriel qui concerne les semences avec la création de variétés hybrides à haut rendement, la mise en place d’irrigation des terres arides, la fertilisation des sols avec des engrais organiques ou chimiques, ainsi que le développement de nouvelles solutions phytopharmaceutiques pour la protection des plantes cultivées, sans oublier l’expansion de la mécanisation et de la motorisation. Le développement des tracteurs accompagne la diversification et le perfectionnement de machines de plus en plus sophistiquées : moissonneuses, faucheuses, herses, pulvérisateur, etc. 

En France, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces modifications s’accompagnent de remembrements fonciers avec concentration des exploitations et évolution des structures foncières permettant la mise en œuvre de la motorisation à des échelles pertinentes. L’agrandissement des parcelles permet l’ajustement d’itinéraires techniques plus performants, fondés sur le développement d’engrais et de produits phytosanitaires de synthèse. Les coopératives, utilisées pour l’achat des intrants, la commercialisation des récoltes et l’utilisation partagée du matériel agricole, se généralisent. Les coopératives d’utilisation du matériel agricole (CUMA), créées dès 1945 et réorganisées en 1954, sont fédérées en réseaux. Outre la mise en commun de machines agricoles, ces CUMA ont vu leur rôle évoluer. Au départ "outils efficaces de réduction des charges des exploitations", comme elles se définissent, elles ont diversifié leurs activités dans les années 1975-1990 en incluant le traitement des récoltes (séchage, stockage, conditionnement) ou du bétail (abattoir), puis sont même devenues dans certains endroits des acteurs de l’aménagement de l’espace avec des travaux de drainage et d’irrigation.

Les coopératives jouent ainsi un rôle important dans le développement de la productivité de l’agriculture des sept dernières décennies. L’augmentation des rendements est spectaculaire : ceux du maïs à l’hectare (ha) passent de 18 ha en 1948 à environ 45 ha en 1965, puis à 105 ha en 2011 . À l’issue de ces bouleversements, pendant plus de cinquante ans, notre pays a été une puissance agricole largement exportatrice. La seconde révolution agricole constitue encore, de nos jours, la pierre angulaire du développement agricole de nombreux pays.

Une troisième révolution agricole en cours

La troisième révolution agricole, débutée à la fin du XXe siècle, s’appuie sur des innovations issues de ruptures technologiques liées aux progrès de la génomique et du numérique. 

Certains pays ont adopté, dès les années 1990, la culture des plantes génétiquement modifiées par transgenèse (aussi appelées cultures biotech), encadrée par des réglementations OGM (organisme génétiquement modifié) qui leur sont propres. Aujourd’hui, il existe des pays qui cultivent et exportent les cultures biotech (29 pays), et ceux qui en refusent la culture sur leur territoire national mais les importent (42 pays). La culture des plantes biotech se concentre sur le continent américain (nord et sud), les principaux pays asiatiques et de la zone Pacifique ainsi que onze pays africains.

Ce développement s’est accompagné de modifications agronomiques mais aussi socio-économiques.
La culture des plantes biotech a modifié en profondeur les itinéraires agronomiques pratiqués avec le recours aux techniques culturales simplifiées (TCS), qui reposent sur le semis direct et le non-labour, limitant ainsi les travaux agricoles motorisés, ce qui induit un effet environnemental favorable avec une diminution de la consommation des énergies fossiles et des émissions des gaz à effet de serre (GES). Elle modifie également, selon les caractéristiques de la modification génétique opérée, les itinéraires techniques phytopharmaceutiques en diminuant, par exemple, l’utilisation de produits insecticides ou fongicides.

Dans certains pays d’Amérique du Sud, le développement des biotechnologies agricoles s’est accompagné d’une profonde restructuration de la production agricole et de l’organisation socio-économique du secteur. Prenons l’exemple des estancias en Argentine : ces grandes fermes s’étendent sur des centaines d’hectares et requièrent des semoirs combinés (sembradoras combinadas), des machines agricoles de taille aussi impressionnante que leur prix ; pour répondre aux investissements considérables que ces structures nécessitent, des sociétés financières multi-partenariales, les pools de siembra, se sont constituées. Elles se chargent de louer les terres aux propriétaires et d’organiser la production avec des sociétés de services spécialisées dans les différentes phases de la culture (semis, surveillance des cultures, récolte). La segmentation des tâches agricoles avec des opérateurs différents redéfinit la profession d’agriculteur. En cela, il s’agit d’une troisième révolution agricole. 

Mais cette réorganisation socio-économique liée à la culture de plantes OGM ne se produit pas dans tous les pays. Au Bangladesh, en 2014, sous l’impulsion du ministère de l’Agriculture, la Bangladesh Agricultural Development Corporation (BADC) a distribué à vingt petits fermiers des graines d’aubergine génétiquement modifiées (Brinjal Bt) pour résister à son principal ravageur, le lépidoptère foreur de l’aubergine (Leucinodes orbonalis). Ce fut un succès agronomique, sanitaire et économique. Aujourd’hui, plus de 30 000 agriculteurs bangladais cultivent ces aubergines Bt sans que soit modifiée la structure foncière du secteur agricole de ce pays.

L’autre rupture technologique de ces trente dernières années est l’arrivée du numérique dans l’agriculture. L’agriculture connectée bénéficie de nouveaux outils qui ouvrent des champs d’investigation et d’opération tels que la prévision, la surveillance ou la gestion des tâches agricoles ainsi que des itinéraires techniques pour l’optimisation d’une agriculture durable. Cette évolution nécessite l’intégration d’outils variés et complémentaires dans des systèmes de conseils stratégiques ou tactiques complexes avec des outils d’aide à la décision (OAD) et le développement de logiciels spécifiques.

Le développement de ces nouveaux outils modifie l’organisation du travail agricole, ainsi que l’interaction entre plusieurs acteurs de métiers différents. Il favorise les concentrations d’exploitations, lesquelles atteignent ainsi des tailles significatives. Aujourd’hui les grandes exploitations contrôlent la moitié de la surface agricole utile française et représentent la moitié de la production selon le sociologue Bertrand Hervieu. Il remarque que le renouvellement des générations d’agriculteurs se traduit, en France et dans l’Union européenne, par une disparition des petites exploitations et du modèle familial au profit de "holdings de sociétés différentes en charge de l’exploitation agricole, du foncier, voire de la commercialisation". Il souligne que "les exploitations sous formes sociétaires sont de plus en plus complexes et abstraites", et que ce mouvement "s’inscrit dans les modes de détention du capital et dans l’organisation du travail". Le rapport à la terre et aux sols devient différent dès lors que ceux-ci constituent le capital de sociétés ayant des exigences de rentabilité. Cette situation, qui modifie profondément le monde rural français et européen, n’est pas très différente de celle que l’on observe dans les pays du sud de l’Amérique latine.

Sans doute est-il encore trop tôt pour proposer une vision synthétique de la troisième révolution agricole. Mais on entrevoit déjà son caractère mondial et multidimensionnel, entre innovations technologiques et mutations sociétales.

Quelles innovations technologiques pour y répondre ?

Plusieurs innovations répondent à ces défis, dont deux ruptures technologiques : les biotechnologies de l’édition du génome et les technologies du numérique, sur lesquelles s’appuie l’agriculture connectée et de précision.

Les nouvelles techniques génomiques (new genomic techniques, NGT, selon la terminologie de la Commission européenne), dont la technique phare est celle dite "CRISPR/Cas9" mise au point par les lauréates du prix Nobel de chimie 2020, Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, offrent des perspectives immenses pour l’élaboration rapide de nouvelles variétés végétales aux propriétés recherchées, comme la résistance à un ravageur ou à une maladie, l’adaptation à la sécheresse, ou encore la création de plantes au profil nutritionnel amélioré et d’alicaments tels que la tomate japonaise Sicilian Rouge High GABA, commercialisée fin 2021. Ces NGT permettent aussi de répondre aux besoins de l’élevage, en proposant des solutions génétiques à plusieurs maladies animales, comme la peste porcine et la tuberculose bovine, et à l’amélioration du bien-être animal. Elles augmentent également les performances des élevages.

À ces nouvelles biotechnologies s’ajoutent d’autres outils qui se perfectionnent, notamment la création de molécules phytopharmaceutiques plus efficaces à moindre dose, des nouvelles solutions de biocontrôle, des réseaux de fermes expérimentales à "Haute Valeur Environnementale" (par exemple, le réseau DEPHY- FERME) ayant pour objectif de mieux gérer les intrants phytosanitaires et les effluents.

Grâce aux outils d’aide à la décision (OAD), qui sont en constantes amélioration et expansion, l’agriculture numérique permet de créer des simulations de plus en plus fiables pour maîtriser la complexité des relations interspécifiques (entre espèces, par exemple : plantes-insectes, plantes-champignons) et développer une prophylaxie destinée à prévenir les potentiels ravages causés par les bioagresseurs des cultures. La robotique connectée a révolutionné les interventions de terrain, désormais pilotées avec plus de précision. Elle s’appuie sur du matériel agricole équipé de GPS et de caméras embarquées, l’utilisation de drones pour surveiller l’homogénéité des parcelles et appliquer les traitements phytosanitaires, ou encore le recours à la photographie satellite, permettant la gestion de la fertilisation des sols et la géolocalisation des maladies sur les parcelles. Les banques de données massives (big data) en accès direct jouent également un rôle essentiel dans l’agriculture connectée. 

Ces nouveaux outils s’inscrivent dans une démarche de prévention, de surveillance et de gestion des risques visant à conjuguer production agricole, équilibre des écosystèmes et performance économique.
Parmi les impératifs liés au changement climatique se dégage la nécessité de réduire les émissions des GES dans tous les secteurs. L’agriculture doit tendre vers une agriculture bas carbone. La Fondation nationale entreprise et performance (FNEP), qui a mené une réflexion générale sur la sobriété, indique que l’agriculture doit s’appuyer sur une approche agroécologique qu’elle définit comme "l’art de faire fructifier les écosystèmes sans les déstabiliser", s’accompagnant "de production et transformation locales" ainsi que d’une optimisation des circuits logistiques de distribution.

Pour conclure, il faut insister sur le fait que toutes ces innovations, outils indispensables pour que l’agriculture réponde aux défis du XXIe siècle, doivent bénéficier d’une réglementation adaptée qui ne crée pas d’obstacle à leur mise en œuvre mais au contraire les encourage à se développer. 

 

Les commentaires sont fermés.